Paris, Le 22 mars 2021
Chère Barbara,
Cette lettre est pour toi, dont le prénom évoque le parler des « autres », celles et ceux que l’on ne comprend pas, qui font de dôles de bruits avec leur bouche (comme des hirondelles : « bar bar bar ») et que l’on appelle du coup, depuis les Grecs, des « Barbares ». Mais j’ai pensé que cette lettre pourrait peut-être intéresser d’autres personnes qui bricolent aussi avec « la langue », alors je la poste par ici !
Quand je t’ai rendu visite à la maison de Rester. Étranger à Saint-Denis, tu as évoqué cet acronyme : le « FLE ». D’autres appellations existent : on parle aussi de langue seconde, de scolarisation, d’intégration ou de socialisation. Mais c’est le plus souvent le « français langue étrangère » dont il est question dans les multiples lieux où des personnes locutrices du français, souvent bénévoles, enseignent à des personnes désireuses ou dans la nécessité d’apprendre à parler cette langue – mais laquelle, exactement ? Une langue qui n’est pas la leur, puisqu’on la qualifie « d’étrangère ». Mais à qui appartiendrait-elle donc ? Est-il juste de la considérer comme quelque chose, un bien, une propriété, que l’on pourrait posséder ? Existe-t-il, d’ailleurs, une langue qui serait vraiment à soi, familière ? Est-ce cela qui serait une langue maternelle ?
Je ne suis pas la seule ni la première, loin de là, à me demander quel français enseigner. Pour ma part, je propose d’envisager le « FLE » moins comme l’apprentissage du « français langue étrangère » que comme une occasion de mettre en partage un « français langue étrangée ». Si tu as un moment, j’essaye de déplier quelques raisons de cette préférence.
En français langue étrangée, il n’y a pas de variantes ni de variétés, mais une variation (inhérente et continue)
Pendant ma visite, tu t’es interrogée sur la manière de désigner d’autres français, celui qu’on parle à Abidjan par exemple, à Montréal, ou ailleurs : peut-on parler de franco-africain, de français de Côte d’Ivoire, de joual – et que faire du nouchi ? J’aimerais montrer qu’il existe deux attitudes radicalement opposées à l’égard de ces « autres français » (je laisse de côté une troisième attitude qui ne mérite même pas examen : le purisme, qui s’autorise à nier leur existence pour se claquemurer dans une seule norme). Ou bien on considère qu’il existe une langue française dont les autres français sont des émanations, des dérivations, des variantes ou des variétés (c’est l’attitude variationniste). Ou bien on part de toutes ces formes existantes pour montrer que « la langue » n’est rien d’autre qu’une espèce de moyenne, une idée régulatrice qui n’a pas d’existence en dehors de cette multiplicité (c’est la perspective de l’imaginaire hétérolingue). Le plus souvent, c’est la première attitude qui prévaut. Faire des cartes de France qui montrent qu’on dit « pain au chocolat » ici et « chocolatine » là, ou « sac » ici et « poche » reconduit, en définitive, la représentation d’une langue une et indivisible comme la République – avec des exceptions qui confirment la règle. C’est amusant, marginal, anecdotique – mais pas fondamentalement troublant. Ajouter une variété A + une variété B + une variété C = l’addition n’inquiète pas le résultat au contraire, même, la somme peut au contraire grossir et grandir dans l’opération. Les querelles autour du nom des langues et de leur statut (est-ce vraiment une langue ou ne serait-ce pas plutôt « rien qu » un sabir, un créole, un pidgin, un jargon ?) perpétuent une croyance et contribuent à nourrir une illusion : que « la langue » existe. C’est l’attitude d’une francophonie officielle qui voit « la langue » s’enrichir d’apports multiples (avec de solides garanties comme les dictionnaires, l’école ou l’Académie pour veiller au grain). Le modèle est celui de la centralisation avec « le » français comme le cœur ou le noyau du soleil, et des rayons qui partent de lui en toutes directions. Il en va de même en ce qui concerne la diversité et la différence : reconnaître la première n’a pas la puissance ni les mêmes implications que revendiquer la seconde. La diversité n’a jamais inquiété aucune identité puisqu’on peut très bien tolérer l’existence, dehors, d’autres manières d’être ou de dire qui ne « nous » concernent pas, ou qui « nous » enrichissent sans nous sortir du confort de la norme établie. Au contraire, l’enjeu de la différence consiste à laisser son propre être, son propre dire ne plus être si propre, si sûr, si fermé. Les variétés ne peuvent plus, alors, être considérées comme des appendices exotiques d’un centre stable : c’est une révolution du regard, un retournement radical qui fait basculer dans l’imaginaire hétérolingue. Des variétés on passe à une variation qui n’est plus en orbite autour d’un centre mais inhérente et continue. Elle révèle que le centre n’a de réalité qu’à exercer une force centripète continuelle pour se maintenir. Exiger des personnes qui demandent l’asile ou la nationalité d’un pays de faire la preuve de leur maitrise de « la langue », c’est utiliser la force politique et embrigader les sujets parlants pour faire exister cette langue sous une forme stable, homogène, unifiée contre la réalité polymorphe et métamorphique qui la constitue vraiment. J’aimerais inviter au mouvement contraire, celui qui invite à plonger dans l’épaisseur des différences qui non seulement peuplent mais font « la langue ».
En français langue étrangée, la frontière de l’étrangement passe dans/de « la langue »
J’aime beaucoup l’appellation que tu as forgée : « Rester. Étranger. », avec ses points et ses deux verbes qui invitent à infinir au lieu de s’en tenir à l’apparemment définitif. On ne naît pas étranger, mais on peut décider de s’y mettre, et d’y demeurer. Il n’y a plus d’états mais des devenirs qui se conjuguent à tous les temps. Je reste donc j’étrange. Et toi aussi, tu étranges, et ensemble nous étrangerons, vous étrangerez, elles auront étrangé. Nous nous façonnons différemment et, surtout, nous transformons l’alentour qui change, perd de sa familiarité et de sa rigidité, devient autre. Je m’invite dans cette danse pour étranger aussi la supposée étrangèreté du français dit « langue étrangère ». De l’intérieur, c’est-à-dire, du dans/de. C’est à peine un décalage, un tremblé, un soupçon de faute d’orthographe qui fait passer de « français langue étrangère » à « français langue étrangée ». Même pas besoin de changer le sigle ! Et c’est précisément ce trouble qui m’importe. Il s’agit d’inquiéter une certitude : celle de savoir à coup sûr où passe la frontière entre soi/l’autre, le familier/l’étranger, le propre/le… sale (?). Or aucune frontière n’existe jamais comme un fait. S’il arrive qu’une frontière soit identifiée par et avec un cours d’eau, une montagne, ou tout autre élément naturel, elle n’est pourtant jamais une simple donnée : c’est toujours une action. Établir une frontière, c’est créer et maintenir une séparation qui ne préexistait pas et n’existerait pas sans ce travail. Il arrive qu’une telle frontière se matérialise dans la marge d’un cahier d’écolier portant en rouge l’inscription « ceci n’est pas du français ». Il ne s’agit jamais d’une vérité de fait, mais bien d’un geste d’exclusion. Voyons-y un plagiat de Magritte : c’est elle qui produit l’effet de clivage, qui instaure une ligne de démarcation entre deux langues, ou deux états de langue, dont la distinction n’existait pas avant son intervention. Ce n’est pas une obligation : on peut se constituer sans exclure et il existe d’autres imaginaires de la différence, qui ne reposent pas sur une conception immunitaire ou une étanchéité des corps respectifs de soi et de l’autre. La désignation de « français langue étrangère » me semble reconduire cette frontière entre « langue à soi » / « langue des autres » sans jamais tenir compte ni prendre soin des différences qui peuplent et même qui constituent chacune de ces langues de l’intérieur. Le chinois n’est pas une seule langue, l’arabe non plus, quant à l’africain (sic)… Et le français ? Combien d’élèves ayant grandi en France se retrouvent à devoir devenir bilingues à l’école, y compris dans leur propre langue ? Combien de fois des étudiantes dont c’est la langue dite maternelle se sont confrontées à une langue étrangère en lisant des textes du répertoire de la littérature française, tant il est vrai que « la langue de Molière » n’est pas celle de Colette, ni de Rabelais, ni même de Corneille (qui s’est en son temps attiré la réprobation de l’Académie française pour son usage du français, avant de devenir un « classique »). Quant à Flaubert, combien de grammairiens et de journalistes contemporains lui ont reproché une syntaxe maladroite, sinon fautive ! Toute œuvre littéraire rappelle et sollicite les potentiels d’étrangement de sa langue d’écriture. Avant d’être récupéré par l’orbite de la norme, l’Académie ou le dictionnaire, le style n’est pas un écart par rapport à la norme : c’est la manifestation d’une non-coïncidence à soi, la marque d’un perpétuel étrangement du de/dans « la langue ». En réalité, ce sont ces différences constitutives qui compose ce que la norme appelle, après coup, « la langue ».
En français langue étrangée « la langue » ça n’existe pas (sans les actes de discours des sujets parlants)
Quand on dit « français langue étrangère », ce n’est pas « la langue » mais les personnes qui ne la parlent pas qui sont « étrangères ». La question la plus fréquemment posée à qui arrive en « cours de FLE », c’est : « Tu viens d’où, toi ? ». Et K., A. ou M. de répéter, comme à la police, comme à la préfecture, comme à l’OFPRA : d’Afghanistan, du Mali, de Syrie… Je rêve du jour où K., A. ou M. répondra, dans n’importe quelle langue : « Je viens d’à côté, je vis à deux rues d’ici ». Des fois c’est ce que je réponds moi-même, pour donner l’exemple, mais ça ne produit évidemment pas du tout le même effet. Cette manière de faire glisser un adjectif qualificatif des personnes à « la langue » est redoutablement efficace pour produire et maintenir l’illusion que cette dernière existe. On pourra bien rétorquer qu’il existe tout de même bel et bien des langues étrangères, puisqu’on ne les comprend pas. C’est exact, et il ne s’agit pas de nier les différences. Au contraire : regardons-y de plus près. On s’aperçoit bien vite que ce n’est pas parce qu’une langue est étrangère qu’on ne la comprend pas, mais parce qu’on ne la comprend pas qu’on la dit étrangère. L’expression dépréciative « c’est du chinois » est emblématique : tout ce qui est hors de ma compréhension est étiqueté comme venant d’ailleurs, et même de très loin, sans autre forme de procès ni d’identification. En sens inverse, j’ai la sensation de comprendre mon amant, même si sa langue m’est inconnue, parce que lui ne m’est pas étranger (du moins, jusqu’à ce qu’on se dispute !). Si l’on cherche à en savoir davantage, à cerner une vérité ou une essence de « la langue » en question, on est susceptible de se tourner vers un dictionnaire ou une grammaire. On pourra alors faire l’expérience de ce paradoxe : voici des ouvrages supposés détenir et présenter « la langue » telle qu’en elle-même et pourtant… personne ne parle comme ça ! Depuis l’invention de la grammaire, les exemples qui y figurent pour illustrer les règles ont été fabriqués pour refléter la norme et non la façon de parler réelle des locuteurs et locutrices. De façon similaire, il suffit d’écouter un manuel d’apprentissage du français pour entendre à quel point « la langue » dont il s’agit ne ressemble que de loin à celle que l’on parle dans la rue, ou entre amies, en famille ou au travail (d’ailleurs, on ne parle pas non plus de la même manière dans chacune de ces situations). Aucun dictionnaire, aucune grammaire n’est un réservoir où « la langue » serait disponible comme l’eau quand on ouvre le robinet. Ces sommes, aussi impressionnantes soient-elles, sont elles-mêmes des actes de discours. Cette distinction entre « la langue » et les actes de discours pourrait sembler ne relever que d’un débat de spécialistes – sauf que ses conséquences sont importantes et quotidiennes précisément parce qu’elles impliquent les existences, concrètes, sociales, politiques et matérielles des sujets parlants. Dire qu’une langue est en elle-même porteuse d’une vision du monde, par exemple, c’est négliger (voir effacer) celles et ceux qui sont les artistes et les dépositaires de cette vision par leurs multiples manières de dire et de forger « la langue ». Ce qui importe, ce sont donc celles et ceux qui ont à dire et, de ce fait, ne cessent de fabriquer et de modifier « la langue ». On peut vouloir « sauver » telle ou telle langue comme on le fait avec une « espèce menacée » mais ce qui meurt, ce n’est jamais « la langue ». Ce sont chacune des personnes d’un peuple qui n’est plus en mesure de faire vivre, se transformer, inexister une langue par toutes ses manières de dire. « Sauver » ou « restaurer » le huron-wendat n’a pas de sens ni de valeur sans préoccupation pour les conditions de vie et de décimation du peuple Wendat. Ce qui fait qu’une langue est porteuse d’une vision du monde, ce sont les personnes qui, vivantes la parlent et donc la transforment. Passer de « la langue » au discours, rappeler qu’elle n’existe pas sans lui, c’est donc insister sur la place et l’importance du sujet parlant. Ce qui compte, alors, ce n’est pas d’avoir une même langue en partage, mais d’outiller des vies dans lesquelles un chemin de parole continuera de se frayer le passage.
En français langue étrangée, on se parle pour (se) comprendre et donc (pouvoir) n’être pas d’accord
Si l’illusion de l’existence de « la langue » est aussi tenace, ce n’est pas seulement parce que nous en faisons un marqueur identitaire passant le long d’une frontière entre l’étranger et soi. C’est aussi pour continuer à croire à un autre mirage : celui qui prétend que la communication est une opération linéaire et transparente entre un émetteur et un destinataire. Dans ce modèle, il faut supposer un medium neutre, susceptible de véhiculer le message sans frictions, sans bruit. Là aussi, une autre représentation est possible, qui s’avère beaucoup plus juste et conforme à l’expérience. Communiquer ou se comprendre, ce n’est pas avoir la même langue en partage, mais multiplier les tentatives et les échecs, accumuler et affiner les approximations jusqu’à établir des bouts de codes communs, puis recommencer. Loin de s’en désoler, il faut dénoncer ce que l’idéologie de la transparence communicationnelle véhicule de totalitaire, et revendiquer un droit à l’opacité. Même dans son emploi le plus strictement utilitaire (« Vos papiers, s’il vous plait »), « la langue » fait autre chose qu’assurer un transfert d’information : elle établit une relation avec tout ce que celle-ci comporte de trouble, nourrit de potentiel, promet de changements. Ce n’est donc pas pour se comprendre que nous apprenons, ensemble, à créer une langue commune. Et ce n’est pas parce que nous y serons parvenus que nous tomberons joyeusement d’accord avec tout ce que l’autre dit. Je dirais même que c’est pour pouvoir ne pas être d’accord qu’il importe de partager suffisamment une même langue. Et à partir de là, il nous incombe de forger un horizon qui, à l’avenir, pourra peut-être nous réunir, ou pas.
En français langue étrangée l’apprentissage et la parole sont des créations permanentes
Avec la stabilité de « la langue », c’est la posture d’autorité professorale qui vacille. Plutôt que de détenir un savoir à transmettre, on met en commun des pratiques. Il y a tellement de demande pour des « cours » de français qu’il est difficile de se passer du terme, mais j’aurais aussi envie de remplacer celui-là pour dire plutôt : « ateliers ». Combien d’entre nous ont été frappées par l’entraide mutuelle qui se met en place dans la plupart des groupes, entre des personnes qui apprennent ensemble même sans partager de langue commune, ni disposer d’une expertise particulière. Les circulations sont multiples, horizontales. J’explique depuis une heure les différentes manières de poser une question, en utilisant « est-ce que », en inversant le sujet et le verbe, en faisant monter la voix. C. voudrait savoir comment demander un ticket de métro, et je lui réponds avec toute ma science : « est-ce que je pourrais avoir un ticket de métro ? », « puis-je avoir un ticket de métro ? »… Il n’est pas du tout convaincu. C’est finalement G. qui trouve la réponse satisfaisante : « Donne-moi un ticket de métro, s’il te plait ». Il a raison, évidemment ! Nous rions, ensemble. Et les postures se déplacent, j’apprends. Il faut de l’humilité et de l’humour, aussi, pour résister à la tentation de restaurer LA norme, de revêtir la superbe de l’autorité unique détentrice de savoir-pouvoir. Puisse le léger ébranlement opéré dans le sigle du « FLE » tinter comme une clochette de rappel, facétieuse et joyeuse : ce n’est pas d’un Maître dont nous avons besoin, mais d’une figure intermédiaire qui soutienne chaque apprentissage comme un processus de création. Car c’est bien ce dont il s’agit, et même doublement : toute formation peut être conçue et surtout éprouvée en tant qu’elle fait advenir quelque chose et quelqu’un qui ne préexistait pas, d’une part, et d’autre part, dans le cas spécifique de l’apprentissage d’une langue, c’est cette dernière qui se trouve recrée de façon inédite par cette nouvelle manière d’être articulée, transformée, menée ailleurs et autrement. Ce qui frappe tant dans ce qu’on appelle « la langue de bois » c’est précisément l’effet inverse : le figement de tournures, l’évidement de la polysémie, la fin de la création permanente.
Pour résumer cette beaucoup trop longue missive, je dirais que passer du « français langue étrangère » au « français langue étrangée », c’est parler en langues depuis n’importe quel idiome, en jouer ou s’en inquiéter mais surtout : y bricoler un « nous » qui soit plus véritablement inclusif, accepter l’épreuve des métamorphoses perpétuelles et aussi l’exigence d’expliciter d’où l’on parle. Et pour finir cette lettre sur une dernière lettre, je choisis le « s » pour le lire résolument comme une marque de pluriel, y compris en françaiS.
Avec toute mon amitié la plus indisciplinée,
Myriam