Juillet 2020 : voilà qu’officiellement le confinement est levé depuis quelques semaines – et que le port du masque devient obligatoire dans les lieux publics et même dans l’intégralité de certaines villes, selon la couleur de leur zone. Les paroles, désormais, ne s’échangent plus que filtrées, médiatisées, parfois jusqu’à l’étouffement. Comment rendre compte de la manière dont ce qui se passe tout autour est aussi dedans, et partout en travers de ma recherche ? S’agit-il d’un effet de circonstance, ou bien y a-t-il une articulation plus structurelle entre l’interrogation de « la langue » française et celle de la politique immunitaire ? Que faire de ce luxe que constitue l’occasion de penser ces rapports, c’est-à-dire de bénéficier d’un certain confort (et, disons-le, d’une forme de sécurité) face à la maladie ?
Pendant que j’écris ces lignes, d’autres n’ont pas le loisir de s’indigner des mesures sécuritaires qui s’imposent ailleurs. Le confinement était à la fois impossible et indécent dans beaucoup d’endroits (pêle-mêle et sans aucune exhaustivité, je pense aux centres de rétention, aux pays où aucun revenu de base ne peut être dispensé, aux interstices des villes les plus riches mais aussi à des pans entiers d’espaces qui ne sont ni marginaux, ni lointains). Puis les gestes barrières ont pris le relais de ce marquage des distinctions sociales, économiques et politiques à l’échelle planétaire. Mon propos ici n’est pas de refuser toute précaution ni d’oublier les inégalités entre des foyers qui peuvent s’offrir le luxe d’un « chez soi » protecteur et les lieux où la porosité au dehors n’est pas un choix, mais d’exiger de (se) poser la question de la manière de répondre au risque. Il s’agit, tout simplement, de ne pas considérer la fermeture et la séparation (des lieux, des frontières, des visages) comme l’unique option possible et sensée.
Je pose donc ici quelques jalons dans une réflexion en cours pour dénoncer le paradigme immunitaire. L’entrée la plus évidente est sans doute celle du lexique : de nouveaux mots ont fait leur apparition, d’autres voient leur signification modifiée du fait d’une situation inédite. Mais le vocabulaire n’est qu’un aspect de « la langue » et le port du masque rappelle l’enjeu souvent oublié du corps dans nos échanges discursifs. Un second billet me conduira à extrapoler le paradigme immunitaire pour interroger son éventuelle pertinence dans la représentation majoritaire de « la langue ». N’est-ce pas par excellence l’attitude du puriste que de défendre cette dernière de tout corps étranger ? En contre-point et dans une dernière relance, j’envisagerai au contraire « la langue » comme virus et finirai par l’exemple de quelques cas poétiques.
Des mots en français coroné1
L’impression de vivre une situation inédite suscite fréquemment la création ou la transformation de termes pour décrire, analyser ou mettre à distance ce qui est en train de se passer. Plusieurs cas de figure peuvent être distingués : les créations de mots (néologismes) en langue (quand l’acception se répand) ou en discours (quand la forgerie est le fait d’une seule personne ou d’un petit nombre) et la modification dans l’acception courante d’un terme (qui se met à signifier autre chose que sa définition déjà courante). Pendant le confinement, beaucoup racontent ainsi avoir été invités à des « skypéros », tandis que l’emploi de l’adjectif « présentiel » s’est généralisé, suggérant que nous avons déjà basculé dans la désincarnation puisqu’il faut désormais préciser quand nos corps sont là (autant de néologismes de langue). La mobilisation du terme « barrière » pour qualifier un certain nombre de gestes quant à elle, l’inscrit dans le droit fil de la métaphore guerrière du discours présidentiel du 12 mars 2020.
Voici une petite sélection glanée sur le ouebbe parmi les analyses et les exemples de ces mots en français coroné :
— Fil twitter de Laélia Véron (à suivre ici…)
Laélia Véron est agrégée de lettres modernes, docteure en langue et littérature françaises, diplômée de l’ÉNS de Lyon et maîtresse de conférences en stylistique à l’université d’Orléans. Elle est également enseignante en milieu carcéral et anime le podcast « Parler comme jamais » produit par Binge audio et soutenu par la DGLFLF.
Elle est notamment l’auteure, avec Maria Candea, du précieux ouvrage Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, « Cahiers libres », 2019.
— Julie Neveux, « Ce que les “nouveaux” mots du confinement disent de nous », Brut, 10 avril 2020 (à lire ici…)
« Gestes barrières », « les soignants », « coronapéro »… La linguiste Julie Neveux raconte ce que les « nouveaux » mots de cette période de confinement disent de nous… De la rhétorique guerrière du gouvernement aux mots-valises de l’apéro, cette période d’isolement change notre vocabulaire.
Julie Neveux, normalienne, est Maître de Conférences en Linguistique anglaise à Paris-IV Sorbonne; elle enseigne également la littérature à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, et fait de la recherche en linguistique cognitive, sur les émotions dans le langage. Elle écrit et joue aussi des pièces de théâtre […].
— Alain Rey, « Petit abécédaire des mots qui nous assaillent en temps de pandémie », propos recueillis par Valérie Marin La Meslée, Le Point,
18 avril 2020 (à lire ici…)
— Olivier Auroy, Dicorona, le dictionnaire des nouveaux mots qui racontent notre confinement (à découvrir par ici…)
Sur son fil twitter, Olivier Auroy publie quelques-uns des mots-valise créés à son invitation pour créer un Dicorona collectif (à paraître le 8 octobre 2020). Contrairement aux deux analyses précédentes, il ne s’agit donc pas de formules qui se généralisent en langue, mais d’inventions individuelles (en discours, donc) qui perdureront – ou pas.
GÉRÉZINA n. f.- 2020 Management de la débâcle.
MALTERNER v. - 2020 Télétravailler et gérer les enfants en même temps (… avec un verre de whisky).
SCOACH n. m. - 2020 Genre d’entraîneur qui aide à rester collé à son ordinateur (ou à son canapé).
CONFUSIANISME n. m. - 2020 Doctrine philosophique privilégiant la désinformation.
« Les mots sont toute ma vie… » Ainsi se présente Olivier Auroy sur son site Onomaturge (littéralement « celui qui fabrique les mots »).
— « La romantisation de la quarantaine est un privilège de classe »
Cette banderole, accrochée à la façade d’un immeuble espagnol, rappelle qu’un même mot peut ne pas du tout désigner la même réalité. Tandis que certain•e•s profitent du confinement pour porter attention aux fluctuations de « la langue », d’autres peinent à survivre dans des lieux de vie qui ne sont pas un « chez soi », ou des situations de précarisation accrue. L’enjeu de l’emploi d’un terme n’est jamais « strictement linguistique » (pour autant qu’une telle chose existe). Ce n’est pas seulement une question de connotations, mais de référents : les réalités recouvertes par un même terme peuvent diverger très fortement.
Il est certain que les mots ont une grande importance2 dans le rapport que nous instaurons avec les expériences que nous vivons. Mais le lexique n’est pas l’unique enjeu : la grammaire et la syntaxe jouent aussi un rôle, de même que les corps3. Avant d’envisager ce dernier aspect un peu plus longuement dans la section suivante, j’aimerais ouvrir une interrogation : parmi les termes déjà forgés, ou encore à inventer, lesquels permettraient d’articuler une résistance à ce qui est en train de se produire, et dont la nouveauté n’est qu’une forme de continuité ou d’accélération dans une logique de surveillance et de sécurisation biopolitique ? Comment convertir l’attrait des mots nouveaux en potentiel stratégique pour des luttes inédites ?
Parler et s’entendre avec un masque
Certaines situations sont particulièrement propices pour constater l’altération profonde de nos échanges masqués (parmi tant d’autres exemples que vous saurez compléter : parler avec sa grand-mère, s’efforcer de faire un cours de français « langue d’accueil », faire sa rentrée des classes, etc.). Dans la communauté sourde, plusieurs prises de position et différentes initiatives visent à prendre acte des effets de la généralisation du port du masque sur nos interactions en langues.
« Cédric Lorant, président d’Unanimes [UNion des Associations Nationales pour l’Inclusion des Malentendants et des Sourds], qui regroupe des associations de personnes sourdes. « Les différents masques ou objets alternatifs comme les écharpes ou tout bout de tissu semblent devenir la norme ». Et peut-être pour longtemps… Il dit « s’appuyer sur des experts en santé pour trouver la meilleure approche que pourront avoir les personnes en difficulté de communication ». Quand certains prônent de baisser le masque en respectant, évidemment, les gestes barrière et les distances de sécurité imposées, d’autres suggèrent l’écrit ou l’utilisation d’outils de transcription automatique ou la Langue des signes française (LSF). « Aucune règle ou préconisation ne sont connues à ce jour, et nous continuerons à nous mobiliser pour rassurer et accompagner les personnes concernées », ajoute-t-il.
Il existe des Unités d’accompagnement et de soins pour sourds (UASS) en France qui placent la LSF au cœur des échanges ; c’est notamment le cas au sein du CHU de Grenoble qui dit avoir mis en place un « protocole spécifique pour accueillir ceux qui sont suspectés d’être atteints par le coronavirus » et a réalisé des vidéos en langue des signes adaptées à la crise sanitaire. Quant au collectif Signes et paroles, il a mis en ligne sur son site une fiche de communication en LSF, destinée à l’accueil des personnes sourdes à l’hôpital (en lien ci-dessous). » (source : site de l’association Signes et Paroles).
Les enjeux du port du masque varient donc selon les situations. Mais dans tous les cas, c’est l’occasion de rappeler que le corps est partie prenante de chaque acte de parole : expressions du visage, regard mais aussi mimiques, gestes, et plus globalement modalités de présence participent de ce qui est dit et perçu, compris. Pour le dire autrement, « la langue » garde bel et bien une dimension sinon organique du moins physique, corporelle et incorporée.
Porter un masque engage nos corps dans des postures et des modes de rapports qui nous affectent et ne relèvent pas exclusivement de la protection de nous-mêmes et des autres. Y aurait-il des manières de prendre en compte et d’interroger ces effets, au lieu de laisser se généraliser une habitude de sortir masqué•e•s comme s’il s’agissait d’un acte anodin ? Comment s’en parler ?
Lire la suite de ce billet, « L’immunité comme paradigme », ici.