Virginie
Je me souviens de ma première rencontre avec ta bibliothèque. J’étais déjà venue plusieurs fois chez vous, à Sallanches, mais je n’avais pas vraiment fait attention à tes livres. Je les ai découverts quand Bachir, Ouidade et moi sommes venus vous aider à déménager. Je me suis occupée des quelques rayonnages de l’entrée et je me suis retrouvée face à Ivan Illich, Frantz Fanon, Le Capital de Marx, une revue des années 70 intitulée La vie fantastique de Mao Tse-Toung… Des auteurs et des livres que j’avais l’habitude de croiser dans le travail d’artistes contemporains mais que je ne m’attendais pas du tout à trouver là. Je me suis dit : « Oh-là-là, mais la maman de Bachir est une révolutionnaire maoïste ! » [rires].
À l’époque, les bouquins ne faisaient pas encore partie de nos conversations comme aujourd’hui et j’ai découvert une facette de ton histoire que je ne soupçonnais pas. Il y avait tous ces livres et ces fascicules sur les révolutions au Portugal, en Algérie, sur les luttes palestiniennes… Pour commencer l’entretien, pourrais-tu me dire comment t’es venu cet intérêt pour une pensée révolutionnaire de gauche et pour la façon dont elle pouvait se déployer sous forme d’expériences politiques dans des pays proches, comme le Portugal ; ou plus éloignés, comme l’Algérie, le Liban ou la Palestine ?
Chantal
Ça me fait drôle que tu dises « bibliothèque ». Moi je ne dirais pas que j’ai une bibliothèque, j’ai juste des livres, quoi.
Je pense que j’ai toujours été dans la contestation du monde, du monde politique. Dans la famille, on avait beaucoup de discussions sur la politique. Mon père était très politisé. Avec le temps il a un peu viré à droite mais on a été habitué à la discussion politique, mes frères, ma sœur et moi. On écoutait beaucoup d’émissions à la radio. On avait un journal qui s’appelait Témoignage Chrétien et qui était la base de notre information. Ce journal a été très important pour moi. C’est un journal chrétien contestataire né pendant l’occupation allemande. Il existe encore aujourd’hui, mais c’est moins intéressant, je ne le lis plus. Mes parents ont été abonnés à ce journal toute mon enfance, toute ma vie d’adulte aussi et à la fin de sa vie ma mère continuait à s’abonner pour moi. À la fin, plus personne ne le lisait sauf moi. [rires]
L’histoire de la Palestine, ça a été un truc majeur dans la vie du journal. La résistance aux Nazis, la création d’Israël, après les guerres d’Irak, la guerre d’Algérie… En 1962, je n’avais que onze ans alors je ne lisais pas encore le journal, mais ils ont été très tôt pour l’indépendance de l’Algérie, pour les indépendances, la décolonisation…
Virginie
Ta famille partageait ces idées sur la décolonisation et les indépendances ?
Chantal
Oui, oui, je pense. Bon, j’étais jeune alors je ne me rappelle pas des discussions qu’on avait. Mais comme ce journal était la base de notre information… Ma mère recevait d’autres journaux catholiques, mais ce n’étaient pas des journaux politiques. Et puis mes parents achetaient Le Dauphiné et quelques revues… Il y a toujours eu des journaux chez nous, qu’on recevait en abonnement. À l’époque, à part Le Dauphiné, on trouvait pas grand-chose dans les bureaux de tabac par ici.
Et puis il y a eu d’autres expériences, avec l’arrivée du nouveau curé, Jean Veyrat, quand j’avais quatorze ans. Lui son truc, c’était la défense du monde ouvrier et des exploités en tous genres. Il nous parlait de la théologie de la libération en Amérique du Sud. Après ça, il est devenu prêtre-ouvrier, il a été militant syndicaliste longtemps. Il est vieux aujourd’hui, il a dans les 90 ans, mais il est toujours aussi contestataire par rapport à la politique gouvernementale. C’est fou, hein ?
Virginie
Tu es restée en contact avec lui ?
Chantal
Non, pas vraiment. Lui, il était engagé, il militait, il faisait des manifestations. Il aimait les gens qui s’engagent activement, qui prennent des responsabilités et qui clament haut et fort leur engagement, comme ma sœur, tu vois. Moi, j’ai jamais été militante, pour différentes raisons. Mais il m’a emmenée à la J.O.C., la Jeunesse Ouvrière Catholique. Là, tu rencontrais des gens très engagés, politisés. C’était la défense de l’ouvrier, de la jeunesse ouvrière. C’était du syndicalisme, mais avec un esprit chrétien. C’était intéressant, ça.
Après, moi, j’ai été extrêmement marquée par la création de l’État d’Israël. Ça a été un sujet de conflit avec mon père dès que j’ai eu quinze ans. À l’époque, je ne connaissais pas un seul Arabe mais j’étais offusquée par cette création de l’État d’Israël. S’ils avaient fait un état mixte avec les Palestiniens, ça ne m’aurait pas choquée. Mais qu’on ait privilégié l’immigration de gens qui étaient de culture européenne ou américaine pour les remplacer, je trouvais ça insupportable ! C’était « le grand remplacement » en Palestine ! Mon père, il approuvait l’expérience de Ben Gourion parce que c’était une expérience de socialisme. Il n’a pas vu à quel point c’était grave au niveau de la place des Palestiniens. Et puis il a vécu la guerre, donc il devait être sensible au sort des Juifs. Mais on n’a jamais pu se trouver un consensus là-dessus, chacun restait sur ses positions pendant les discussions, ça a été houleux des fois. Encore plus après l’arrivée d’Abdallah, qui était sur la même ligne que moi, face à mon père et à mes frères.
Ouidade
La Palestine a été un grand point de discussion dans les déjeuners familiaux…
Chantal
Tu t’en rappelles encore ?
Ouidade
Oh, bien sûr !
Virginie
Donc, à un moment donné, tu t’es construite en opposition aux idées de ta famille…
Chantal
Mon père m’a dit plusieurs fois que j’étais « une inconditionnelle des Arabes » ! Après, j’ai eu une autre ouverture avec l’école d’assistance sociale. Parce que là, j’en ai rencontré des « Arabes », pour le coup ! Pendant l’école, pendant les stages… On devait faire une étude sur un sujet de notre choix, et j’avais choisi les immigrés dans les foyers de travailleurs. Et puis, quand j’ai commencé à travailler dans l’Ain, j’ai suivi beaucoup de formations. Là, j’ai rencontré un Algérien, Zehraoui. C’était un gars de Tizi Ouzou, un Berbère. Il était chercheur au CNRS et il venait nous faire des cours. Il était extrêmement intéressant et nous a donné une vision des Maghrébins très différente du mépris et de l’ignorance qu’on rencontrait à l’époque. Quand j’ai fait mes études, de 1969 à 1972, l’immigration représentait un gros boulot pour le service social. On suivait beaucoup de familles portugaises qui vivaient dans des conditions très difficiles, c’était le sous-prolétariat, quoi. Il y avait aussi des Espagnols, mais ils étaient déjà mieux intégrés. Les familles maghrébines, elles, n’étaient pas encore là. C’était surtout des travailleurs isolés qui venaient faire la saison, ou à l’année. Ils étaient dans des foyers de travailleurs. On les suivait aussi, on les côtoyait, car ils avaient souvent des difficultés administratives. Il y avait aussi les Harkis, mais comme ils étaient regroupés dans des centres, je n’en ai pas suivi beaucoup.
Virginie
Si on en venait un peu à tes livres…
Chantal
Depuis le début, j’ai été très, très intéressée par la révolution algérienne. Ça m’a prise assez jeune. J’ai plein de bouquins sur l’expérience algérienne, pas des romans, mais de la sociologie, des livres sur l’organisation du pays. La plupart des livres que j’ai, je les ai achetés avant mon mariage. Parce qu’après j’avais d’autres choses à payer, j’achetais moins de livres. À une période, je n’en achetais même pratiquement plus. J’ai eu l’occasion de faire un voyage en Algérie, en 78, avec le CEVIED [Centre d’Échanges et de Voyages Internationaux pour une Éthique de la Découverte]. C’était un peu touristique, mais c’était d’abord pour comprendre le pays. J’y suis allée parce que je m’y intéressais avant. Donc je pense que mes livres datent d’avant 78.
Virginie
Tu as aussi un certain nombre de livres publiés dans les années 70, comme Le petit livre juridique des travailleurs immigrés1; La santé des migrants, publié par le Comité Médical et Médico-Social d’Aide aux Migrants2 ; un numéro de la revue Autrement intitulé « Culture Immigrée » ; ou encore L’alphabétisation des travailleurs étrangers… C’est des livres dont tu te servais pour ton travail ?
Chantal
J’en ai acheté certains pendant mes études. Pas parce qu’on me le demandait, mais parce que ça m’intéressait. J’ai commencé à faire de l’alphabétisation pendant mes études à Grenoble, puis j’ai continué quand j’ai commencé à travailler à Divonne et à Bellegarde, avec l’ASTI [Association de Solidarité des Travailleurs Immigrés]. C’était bénévole, on n’était pas vraiment formés. Mais ça m’intéressait beaucoup.
Virginie
On trouve aussi, acheté en 78, Peau Noire, Masques Blancs de Frantz Fanon, une œuvre littéraire et politique très forte, très importante pour toute la réflexion anti-coloniale et anti-raciste. Comment en arrives-tu à un livre comme celui-ci ?
Chantal
78, donc c’était plusieurs années après mes études. Je pense que je m’intéressais déjà à ces questions avant les études, mais ce n’était pas vraiment conscient. Ma grosse ouverture, ça a été les études. Je disais à mes parents : « Je ne sais pas si le métier sera intéressant, mais ce qui est sûr, c’est que les études sont intéressantes. » C’est vrai que je me suis retrouvée dans ce métier sans y avoir vraiment réfléchi. Je savais que je n’étais pas faite pour l’enseignement. Je pensais travailler avec les enfants abandonnés, placés. Et puis ma sœur Marie-France, qui étudiait à Grenoble, m’a parlé d’une école d’assistance sociale qui venait de se créer là-bas. C’était la première école publique d’État pour ce genre d’études, avant tout était privé. Il ne fallait pas que ce soit payant, nos parents n’avaient pas d’argent. Je me suis présentée, ils m’ont prise, donc je n’ai pas cherché plus loin et c’est tout. Parce qu’on n’avait pas beaucoup d’ouvertures, nous, dans notre zone reculée [rires]. On avait des bourses pour vivre donc on se débrouillait, à Grenoble.
Alors là, au niveau ouverture sur le monde, c’était fantastique. Bon, en psycho, c’était un peu léger. Mais on avait du droit, plusieurs sortes de droit, et puis de la sociologie, j’étais passionnée par ça. Et puis après, les choses matérielles et les gens que tu vois. À l’époque, l’école privilégiait les gens qui avaient déjà travaillé. On était beaucoup à sortir du lycée aussi, mais je crois que j’étais la plus jeune de la promo et ça t’enrichit d’avoir des gens qui ont vécu plus que toi.
Virginie
Peux-tu me dire comment tu te procurais tes livres à l’époque ?
Chantal
J’ai eu l’occasion d’aller à Paris de temps en temps, d’abord chez des amis de mes parents, puis j’y suis retournée après mes études avec Marie-Thérèse [sa meilleure amie de toujours, rencontrée à l’école d’assistance sociale]. On se baladait autour du trou des Halles, il y avait tout un tas de marginaux par là, à l’époque, et des petites librairies, des bouquinistes. Marie-Thérèse cherchait sa musique folk. Elle était dingue de ça, alors je découvrais la musique avec elle. Et puis moi, je cherchais des livres. Quand j’ai commencé à travailler dans l’Ain, j’allais souvent à Bourg-en-Bresse pour des réunions ou des formations. Il y avait une librairie avec un tas de trucs. Je m’arrangeais toujours pour y passer, pour voir ce qu’ils avaient. Ils pratiquaient un peu le genre libre-service, tu déambulais tant que tu voulais, tu pouvais t’asseoir et passer deux heures si tu en avais envie. Voilà, c’était comme ça, je tombais sur les livres par hasard, parce que je n’avais personne qui me conseillait. L’Algérie, la Palestine, l’immigration en général, c’était ça mes sujets, quoi.
Virginie
Tu as quelques livres de Tahar Ben Jelloun qui datent de la fin des années 70 aussi, tu t’intéressais déjà au Maroc à l’époque ?
Chantal
Je me suis intéressée plus spécialement au Maroc après ma rencontre avec Abdallah. Avant, le Maroc, pour les gens comme moi qui n’étaient pas tout à fait dans la ligne de l’État, c’était la bête noire. Le roi du Maroc, tout ça. J’étais consciente de ça bien avant de connaître Abdallah, même si je ne m’attendais pas à vivre l’affaire en personne… Donc je m’intéressais aux contestataires marocains. C’est comme ça que j’ai beaucoup de livres de Tahar Ben Jelloun. Il était très connu en France, déjà.
Je suis allée au Maroc pour la première fois en 76, un voyage assez court. En 74, l’immigration maghrébine a complètement changé du fait des lois promulguées sous Giscard d’Estaing3. Avec le changement de loi, les gens qui repartaient n’avaient plus le droit de revenir. Il n’y avait plus de contrats temporaires, ou très peu. Si tu étais là avec un Visa temporaire, tu pouvais demander une carte de séjour mais si tu partais et revenais les procédures étaient compliquées. C’est là que les travailleurs marocains et tunisiens ont commencé à faire venir leurs familles. Et c’est là que j’ai commencé à travailler avec un grand nombre de familles immigrées. C’était les pauvres des pauvres, quoi. J’ai lu beaucoup de livres sur l’immigration des familles, les conditions de vie. Dans la banlieue parisienne, il y a toutes ces cités qui ont été faites à la va-vite pour loger les gens, les grands ensembles. D’abord il y avait eu les bidonvilles, comme Nanterre, avec les Algériens, ça c’était avant les années 70 déjà. Il y a plein de littérature là-dessus.
Virginie
Après ta rencontre avec Abdallah, tu as commencé à t’intéresser davantage à la littérature. Tu as beaucoup de romans d’auteurs marocains.
Chantal
Oui, les années passant tu élargis, tu changes un peu de sujets. La révolution algérienne a été un fiasco, donc je ne m’y suis plus intéressée de la même façon. Je me suis quand même intéressée aux auteurs maghrébins en général. Je pense à Taos Amrouche par exemple. Je lisais les auteurs qui écrivaient en français, parce que l’éducation, avant les indépendances, se faisait en langue française. Et puis après il y a eu les auteurs traduits de l’arabe vers le français.
Virginie
Est-ce qu’il y a des auteurs marocains qu’Abdallah t’a fait découvrir, ou c’est juste parce que ton intérêt pour le Maroc s’est approfondi que tu t’es intéressée à Driss Chraïbi ou Abdellatif Laâbi ?
Chantal
Non, non, c’est moi qui ai cherché. Abdallah, la littérature contemporaine de son pays, il ne la connaît pas. C’est moi qui lui parle d’Abdellatif Laâbi. Laâbi, ça a été une énorme découverte pour moi. Lui, c’est un cas spécial par rapport à moi, à notre histoire. D’abord parce qu’il a été emprisonné, comme opposant au roi du Maroc. Il y a beaucoup de littérature marocaine écrite par des opposants à Hassan II.
Ouidade
Papa a continué à lire des livres après son arrivée en France ? Je sais qu’il avait apporté des livres du Maroc, mais je ne me rappelle pas qu’il les lisait.
Chantal
Il a apporté des livres du Maroc, écrits en arabe. C’était plus des philosophes, des trucs un peu hétéroclites, au hasard de ce qu’il a pu avoir comme rencontres. Il les lisait au Maroc. En France, il les a gardés comme souvenirs. Il ne lit pas beaucoup, non. Il lit les journaux, la politique mais il ne lit pas les livres.
Ouidade
Mais il a lu Abdellatif Laâbi, lui ?
Chantal
Non, non, il l’a pas lu. C’était un opposant au roi qui a été emprisonné pendant longtemps, presque dix ans. Il est marié avec une française, ils habitaient au Maroc, elle était enseignante au Maroc pendant qu’il était en prison, elle l’a toujours soutenu. Et ils ont écrit des livres pour enfants ensemble. C’était un poète, en fait.
Ouidade
Il a fait des livres de poésie, on en a à Meloussa [le village où a grandi Abdallah, dans le nord du Maroc, où la famille possède aujourd’hui une maison]. J’ai acheté des livres pour enfants à Ziyad aussi. C’est des très jolis livres, avec tout un travail de calligraphie.
Chantal
Oui, c’est joli, comme livres, l’histoire de l’orange bleue… Les thèmes sont beaux. Mais par contre, Khalil [le mari de Ouidade, originaire de Tanger] m’a dit que c’était pas du bon arabe. Je pense que c’était fait en français et traduit. Enfin, Laâbi, c’est un personnage ce bonhomme. D’abord, c’est un vrai poète et puis c’est un vrai libre dans sa tête, quoi. Il y a des gens comme ça qui te frappent par leur constance. Je lis pas beaucoup la poésie, moi, mais par contre il a écrit des livres, des romans, qui sont vraiment intéressants, et puis des livres de réalité.
Virginie
Celui-là, Le fou d’espoir, tu l’as acheté à Tanger…
Chantal
Oui, à la librairie des Colonnes, parce que je ne l’avais pas trouvé en France. Je ne sais pas si tu te rappelles, un jour, je t’avais demandé de me le chercher à Paris. Et on n’avait pas trouvé de librairie qui le vendait.
Virginie
C’est vrai qu’à part quelques auteurs marocains d’expression francophone qui ont été très diffusés en France, comme Tahar Ben Jelloun ou Driss Chraïbi, ce n’est pas si facile de trouver des livres si tu te contentes de regarder ce qui est disponible dans les rayons des librairies d’ici.
Chantal
C’est pour ça qu’il faut fouiller, chercher… C’est plus facile maintenant avec Internet. Mais avant tu te mettais dans les rayons et tu fouillais, tu sortais les livres, tu lisais les résumés. Quand un thème ou un nom te frappait, tu te disais : « tiens, je vais regarder de quoi il s’agit. » C’est comme ça que je faisais, moi. J’avais aucun moyen de connaissance autrement. Je cherchais souvent, à l’époque, dans les publications Maspéro4. Ils avaient tout un tas de trucs, de thèmes, comme les révolutions dans le monde, les conditions de vie dans certains pays. C’est eux qui publiaient ce genre de bouquins.
Virginie
Tu as beaucoup de romans qui abordent les conditions de vie au Maroc pendant la période coloniale et après. Le pain nu de Mohamed Choukri, par exemple. Tu l’as acheté en 1980 celui-là.
Chantal
Celui-là, c’est un cadeau qu’on nous a fait… Abdallah n’aime pas ce livre parce ça lui rappelle trop les conditions de vie de son enfance. Il l’a lu en arabe. Ce n’est pas le roman en lui-même qui le choque. Il aurait pu écrire la même histoire, à quelques détails près, parce qu’il a grandi à la campagne. Mais quand ils sont arrivés en ville, quand il avait une dizaine d’année, il a vu la misère. Ce qu’il n’aime pas, c’est que les Français parlent du livre en disant : « vous voyez, les conditions de vie, au Maroc… » C’est pas leur histoire, c’est la sienne et c’est un peu du voyeurisme, tu vois, d’appuyer sur ce qui ne va pas. Ça ne lui plaît pas.
Virginie
Ça me rappelle ce chapitre du livre d’Emily Apter dont je te parlais l’autre jour5. Elle parle des politiques de la langue, surtout en Algérie et un peu au Maroc. Elle évoque le problème insoluble des écrivains sommés de choisir entre l’arabe, le français et les langues vernaculaires après les indépendances, au risque de la censure, voire de la mort. Cela a évidemment des effets sur la circulation et la réception des livres : tels auteurs sont diffusés principalement en France et à l’étranger, au risque de se mettre à écrire pour ces publics-là et de véhiculer des stéréotypes identitaires ; d’autres livres ne circulent pas ou très peu en dehors de l’Algérie ou du Maroc, où les écrivains arabophones sont encore peu traduits. Apter dit aussi que les politiques de traduction de l’industrie française du livre réactivent des réseaux néo-coloniaux et un rapport impérialiste à la culture « des autres ». Les éditeurs peuvent avoir tendance à favoriser certains récits qui nourrissent des préjugés.
Chantal
Moi je l’ai lu, Le pain nu, je l’ai trouvé bien. Mais aussi, ça se passe à Tanger, c’est pour ça que ça a tant touché Abdallah. Celui-là, par exemple, Les coquelicots de l’Oriental de Brick Oussaïd, il parle aussi de la misère au Maroc. Je pense qu’Abdallah ne l’a pas lu, mais peut-être que ça le marquerait moins parce que c’est pas tout à fait la même histoire. C’est l’histoire d’un gars qui vient de la montagne marocaine, c’est une famille berbère qui vit dans le dénuement sur une terre stérile. Soit il fait trop chaud, soit il pleut trop. T’es allée un peu dans l’Atlas, toi ?
Virginie
Non, seulement dans le Rif.
Chantal
Enfin, tu peux imaginer, la photo sur la couverture le montre. Tu essayes vainement de faire pousser des légumes pour te nourrir et puis vient un orage, ou il n’y a pas assez d’eau, tout crève et puis t’as rien à bouffer, quoi. C’est un peu dans la même veine que Le pain nu, mais il a fait moins de bruit celui-là.
Virginie
Sur beaucoup de livres tu as noté la date, la ville où tu les as achetés… Je trouve ça très touchant, car ça raconte aussi ton histoire en filigrane, liée aux différentes périodes de ta vie : tes études, ta rencontre avec Abdallah, sa venue en France en 1980, vos séjours au Maroc… Là on voit « Alger, 1978 » ou « Tanger, 2019 »…
Chantal
Oui, j’aime bien me rappeler d’où viennent mes livres, ou qui me les a donnés.
Virginie
Sur quelques livres, notamment ceux que tu as achetés autour de 1980, tu as aussi inscrit « Chantal et Abdallah », ou même « Chantalabdallah », comme une façon de dire : maintenant, ces livres nous appartiennent à tous les deux. Nous sommes deux…
Chantal
Oui, j’ai pu écrire ça sur les livres qu’on nous a offerts. Le pain nu, par exemple, j’ai mis « François », c’est mon frère qui nous a offert ça, en mars 80. Abdallah, il venait d’arriver. Il est arrivé fin janvier, quelques semaines avant la naissance de Bachir. Il a eu beaucoup de mal à obtenir les papiers, à cause de ses activités politiques au Maroc, comme tu sais.
Virginie
À propos de l’engagement politique d’Abdallah au Maroc, j’ai aussi trouvé dans ta bibliothèque le Manifeste du Parti du Progrès et du Socialisme, fondé en 1974 par Ali Yata.
Chantal
Ah ça, c’est Abdallah qui l’a apporté. Je l’ai lu en travers, mais pas profondément. J’avais d’autres soucis, à l’époque. C’est vrai qu’Abdallah parlait beaucoup de son engagement d’avant. Moi je m’intéressais plus à la colonisation, à l’esclavage, au racisme. J’ai beaucoup de livres là-dessus, qui dénoncent ça partout dans le monde. J’ai eu conscience du racisme très jeune, en le détectant d’abord chez moi-même, le racisme latent. Après, ça a été les lois, le racisme par rapport aux Noirs, aux immigrés, dans ma famille ou dans mon travail. J’ai toujours été ultra-sensible à ça, et encore plus après l’arrivée d’Abdallah.
Virginie
Quand on regarde ta bibliothèque, on trouve surtout les auteurs français classiques parmi les livres plus anciens, qui datent sans doute de ton lycée ou de tes études. Balzac, tout ça. Mais dans les livres plus récents, il n’y a presque que des auteurs étrangers, dont beaucoup d’auteurs du Maghreb ou du Moyen-Orient : Égypte, Liban, Palestine… C’est assez frappant.
Chantal
C’est vrai que je ne connais pas beaucoup les classiques. Si j’étais amenée à discuter avec des gens de la bonne société, avec une bonne éducation, il y a plein de choses que je ne connais pas…
Virginie
Mais je suis sûre que très peu ont lu autant d’auteurs marocains, algériens ou égyptiens que toi ! [rires]
Chantal
Voilà, j’ai une autre connaissance, mais les classiques, je n’en ai pas lu beaucoup. Surtout que chez nous, il n’y avait pas de bibliothèque quand j’étais enfant. Il y avait l’atlas, point. Quand on a été grands, on a offert des livres à nos parents, mais c’était des livres d’histoire ou de politique, pour mon père. Ce n’est pas eux qui ont fait notre éducation littéraire. Voilà, moi je peux parler de l’inadaptation de certains enfants à l’éducation, qui ne peuvent pas profiter du collège ou du lycée autant que les autres, parce qu’ils n’ont pas eu une ouverture suffisante au départ : au niveau de la littérature, au niveau des connaissances. Par exemple, l’art, on n’en parlait pas, on ne connaissait pas. Pourtant, mes tantes, les sœurs de ma mère, avaient été au lycée. Ma tante Gisèle était institutrice, elle a passé le bac. Elles lisent, elles. Mais elles sont plus jeunes que ma mère. Ma mère, elle n’aimait pas lire des livres. Et je pense qu’elle n’avait pas le temps, quand elle était jeune, et qu’une fois devenue vieille, elle n’avait plus envie. Mais voilà, moi je suis arrivée au lycée avec rien, quoi.
Virginie
Justement, en parlant de transmission, est-ce que tu as partagé certains livres de ta bibliothèque avec tes enfants ? Est-ce que vous vous êtes retrouvés autour de livres qui vous ont touchés ? Parce qu’aujourd’hui, Bachir et Ouidade, je les vois surtout lire de la science-fiction ! [rires]
Chantal
Sur des auteurs marocains, oui. Je leur ai parfois suggéré des choses, ou offert des livres. Mais Bachir, à part la science-fiction, il ne lit pas de romans. Il est plus dans la veine de mon père ou des mes frères qui lisent des choses pour comprendre le monde. Des trucs concrets, techniques. Moi je pense qu’on apprend le monde aussi par les romans, surtout les romans étrangers. J’ai peut-être partagé un peu plus de livres avec Ouidade, mais…
[Ouidade hésite]
Chantal
Pas trop, hein ?
Ouidade
Non. [Silence] En fait si, il y a quand même un livre, Le pain nu, ça fait un peu fil rouge parce qu’on en parlait souvent. Mais je ne suis pas sûre de l’avoir déjà lu. Je sais que je l’ai, je l’ai acheté pour le lire, mais je suis pas sûre de l’avoir lu en entier. Par contre je sais de quoi ça parle. Ou Le pull-over rouge. Mais ça passait plus par les films, en fait. Des films historiques, Cousteau, qu’on regardait ensemble. Notre histoire se raconte plus en films.
Chantal
Oui, oui, des choses qu’on a vécues, qu’on a vraiment partagées, c’était plus les films. Quand on a eu la télé, puis surtout quand on a eu le magnétoscope, c’est là qu’on a beaucoup regardé de films ensemble. Le pull-over rouge, par exemple.
Virginie
Le pull-over rouge, c’est un livre ou un film ?
Chantal
Les deux6. C’est un gars qui est condamné à mort pour avoir tué un enfant et en fait c’est peut-être une erreur judiciaire. Il a été un des derniers exécutés par la peine de mort. C’est basé sur une histoire vraie.
Ouidade
Et puis il y avait les infos. On regardait les infos tous les soirs avec nos parents. Le dimanche soir on regardait 7 sur 7 en mangeant des croque-monsieur [rires]. Moi, mon père, je me rappelle qu’il avait des livres, mais je l’ai jamais vu avec un livre. C’est difficile de partager un truc avec toute la famille, si… Enfin voilà. En fait, il y a tout un tas de bouquins, comme Le passé simple, que j’ai du mal à lire parce que ça fait trop écho. Je commence et puis après j’arrive pas à continuer… Par exemple, Alice Zeniter, que vous m’avez prêté, je trouve ça super bien, mais c’est un vrai effort pour moi. Alors que je suis pas kabyle, je vis pas dans les montagnes, j’en suis même pas encore au moment où ils sont arrivés en France, mais je sais pas pourquoi, ça… [Soupir] Aujourd’hui, maman m’achète beaucoup de livres qui peuvent me faire écho, sur des questions de religion, par exemple, d’Islam.
Chantal
J’ai beaucoup lu Abdennour Bidar. Tu te rappelles de lui, Ouidade ? On en a parlé plusieurs fois. C’est un français, mais il écrit sur l’Islam, c’est un philosophe. Sa mère était médecin en France et elle s’est convertie à l’Islam, c’est un parcours spécial, hein. Il parle de l’Islam spirituel, comment il faut s’adapter à la civilisation. Il a une ouverture, il essaye vraiment de vulgariser, de toucher les gens. On l’entend parler quand il y a des événements, des événements de terrorisme, il parle souvent à la télé. Enfin, avant, personne ne le connaissait, tu l’écoutais sur France Culture…
Virginie
Tu veux dire qu’on s’est mis à parler d’Islam à la télé française depuis qu’il y a des événements terroristes, peut-être ? [rires]
Ouidade
J’ai un bouquin de lui à la maison, sur comment réussir à vivre musulman en France, en harmonie avec le pays dans lequel tu es.
Virginie
Il y a un autre sujet, plus discret, mais qui traverse toute ta bibliothèque, c’est la condition des femmes. Tu as un certain nombres de livres écrits par des femmes ou qui parlent de la vie des femmes, au Maroc et en Algérie notamment. C’est quelque chose que tu as consciemment cherché ?
Chantal
Moi, je ne me considère pas comme féministe, mais je trouve qu’il y a tellement d’inégalités envers les femmes ! Dans mon entourage, les femmes ont été les piliers de la famille et je pense qu’elles sont d’une importance capitale pour l’équilibre des familles et dans l’éducation des enfants. Et elles ont un sort tellement déconsidéré ! C’est pour ça que j’ai été tellement frappée par cette bédé sur la charge mentale, c’est tellement vrai ! Moi-même j’ai vécu ça à 100%, à 200% même. Mais c’est vrai que militante féministe, c’est pas mon truc. Et puis moi je dis que l’égalité, elle ne sera jamais là, parce que la femme enfante et que c’est une contrainte qu’il faut bien intégrer. Mais par contre, qu’on ne lui en rajoute pas ! Et qu’on l’aide et qu’on la soutienne, et qu’on la comprenne, ça oui. Je me battrais pour ça.
Après, si une femme veut être Présidente de la République, c’est très bien. Mais qu’on mette des quotas pour qu’il y ait moitié de femmes dans des assemblées, moi je trouve ça limite. Parce que les femmes ont aussi une charge éducative qui est supérieure à celles des hommes, je pense. J’ai peut-être été trop sensible à ça, mais moi juste après la naissance de mes enfants, j’avais l’impression que je n’étais pas disponible pour autre chose, c’est fou, hein ? Quand il fallait reprendre le travail, parce qu’il fallait bien gagner sa vie, c’était dramatique. C’est une réalité : la grossesse, ça te fatigue, l’allaitement, ça te fatigue… Bon, maintenant les pères sont mieux qu’avant, c’est sûr. Mais Abdallah, tu sais, il changeait pas les couches, hein. Il voulait bien les surveiller deux heures mais il changeait pas les couches. Alors il fallait quand même que je revienne.
Virginie
Vaste sujet… [rires] Dans ton travail, tu as eu l’occasion d’accompagner plus particulièrement des femmes ?
Chantal
Oui, ça a été mon intérêt premier, tu sais, la condition de la femme. Déjà chez les gens dans une condition normale, avec une situation matérielle à peu près normale et des métiers intéressants, c’est la femme qui supporte beaucoup. Mais dans des milieux destructurés, où il n’y a pas d’argent, les problèmes sont multipliés par dix. Sans parler des femmes seules, tout simplement, quand le père des enfants est parti. Donc ça m’a beaucoup occupée. J’ai suivi beaucoup de familles étrangères mais aussi des familles françaises, beaucoup de femmes dépendantes à l’alcool. Chez les femmes, ça prend une autre proportion que chez les hommes. Souvent c’est beaucoup plus caché, mais comme en général tout repose sur la femme dans un foyer, les conséquences sont dramatiques. Et puis il y a les problèmes de violence conjugale. Vers la fin de ma carrière, il y avait les problèmes de dépendance à la drogue aussi. Aujourd’hui, j’y pense moins, je perds le lien avec mon métier. Ça fait huit ans que je suis à la retraite.
Virginie
Je voulais aborder un dernier sujet avec toi : tu as appris l’arabe en autodidacte, es-tu allée suffisamment loin pour lire un peu en arabe ?
Chantal
Non, je ne pourrais pas lire un livre en arabe, plus aujourd’hui en tous cas. Je déchiffre, je connais les lettres, je sais les lier, mais quand tu ne connais pas les mots, c’est très difficile en fait. Mais c’est un de mes grands regrets. Je regrette de ne pas avoir fait du latin et de ne pas avoir été capable d’apprendre l’arabe. Je pense que si j’avais fait du latin, ça m’aurait ouvert l’esprit. Tu comprends mieux les mots.
Virginie
Ne pas avoir été capable d’apprendre l’arabe, comme tu dis, c’est peut-être lié à ce dont tu parlais juste avant sur la charge de travail des femmes à la maison, non ? Toi tu travaillais à plein temps. Ça demande du temps, d’apprendre une langue, quand même !
Chantal
Oui, ça demande du temps mais ça demande aussi d’être encouragée. Abdallah m’a dit que je ne parlerais jamais arabe, car je n’arrive pas à prononcer certaines lettres. C’est vrai que j’ai un problème pour parler, je n’entends pas assez bien, je n’ai pas l’oreille. Mais quand je suis là-bas, au Maroc, je me laisse aller. Asma et Houria, les cousines de Bachir et Ouidade, m’ont beaucoup aidée, j’ai un grand remerciement envers elles. Elles m’ont dit des mots, écrit des mots… Comme je n’entends pas assez bien, il faut que je voie le mot écrit pour le comprendre.
Quand on habitait à Vouilloux [quartier populaire de Sallanches] et que j’avais les enfants, j’ai rencontré une religieuse qui avait vécu en Algérie. Elle m’avait dit : « Il faut apprendre, vous allez regretter si vous n’apprenez pas. » Donc j’ai pris des cours avec elle, j’ai toujours son livre d’ailleurs. Mais d’abord, c’était du dialectal algérien. Ensuite, elle n’était pas vraiment arabophone. Elle avait appris l’arabe parlé en transcrivant de manière phonétique. Ça n’a a pas été bon pour moi, ça m’a fait une complication de plus. Du coup, je n’ai pas retenu grand-chose de ce qu’elle m’a appris. Ce que j’ai retenu, c’est ce que j’ai appris dans les livres par moi-même et ce que Asma, Houria et Khalil m’ont appris pendant les étés au Maroc. Voilà, c’est eux qui m’ont appris.
Ouidade
Ce qui me manque à moi, dans ma pratique de l’arabe, c’est les règles de grammaire de l’arabe littéraire. C’est pour ça que je suis pas capable de lire un livre. Mais ça s’apprend, tu pourrais l’apprendre. C’est pas fini tout ça. On a un Ziyad qui pousse, là… [Le fils de Ouidade et Khalil, né en 2016, parle le français et l’arabe avec ses parents.]
Chantal
Moi je veux bien reprendre. Mais il faudrait que je recommence depuis le début. Et comme je n’ai jamais eu de vrai cours, c’est difficile. La grammaire, ça me paraît tellement dur. Alors est-ce que c’est nécessaire, pour parler le dialectal…
Ouidade
Je pourrais te donner mes cours de l’Institut du Monde Arabe, au moins ça a le mérite de commencer par un bout…
Chantal
Oui, il faut que je m’y remette cet automne. Parce que j’ai du temps maintenant, même si justement, quand t’as du temps c’est parfois difficile de s’y mettre. Cet automne, j’ai deux choses à faire : la piscine et les cours d’arabe ! [rires]
Références des livres cités, par ordre d’apparition
Gisti, Le petit livre juridique des travailleurs immigrés, Maspéro, Paris, 1974
Comité Médical et Médico-Social d’Aide aux Migrants, La santé des migrants, Société d’édition Droit & Liberté, 1972
« Culture immigrée - Intégration ou résistance : des immigrés parlent de leurs tentatives d’expression culturelle », Autrement n°11, janvier 1977
Maurice Catani, L’alphabétisation des travailleurs étrangers : une relation dominant-dominé, Tema éditions, Paris, 1973
Frantz Fanon, Peau Noire, Masques Blancs, Le Seuil, Paris, 1952
Abdellatif Laâbi, Le fou d’espoir, Eddif Maroc, 2002
Brick Oussaïd, Les coquelicots de l’Oriental, La Découverte, Paris, 1984
Driss Chraïbi, Le passé simple, Gallimard, Paris, 1954
Alice Zeniter, L’art de perdre, Flammarion, Paris, 2017