Qalqalah : le sujet du langage est un court récit de fiction spéculative imaginé par l’écrivaine égyptienne Sarah Rifky en 2015, en réponse à une invitation de Bétonsalon - Centre d’art et de recherche et KADIST Paris à contribuer à ce qui allait devenir une revue en ligne bilingue (l’ancêtre de Qalqalah قلقلة). L’héroïne de cette nouvelle, Qalqalah, vit en 2048. Linguiste — et auparavant artiste —, elle habite un monde recomposé par les crises financières et les révoltes populaires des années 2010. Les frontières territoriales, les ressources économiques, les catégories de savoirs et l’usage des langues se sont réorganisés autour de corporations régionales comme l’UAW (United Arab World – Monde Arabe Uni), où vit Qalqalah. Dans son vieil âge, elle perd graduellement la mémoire et médite sur les manières possibles de raconter l’/des histoire/s et d’appréhender le monde à travers le prisme des langues et de la traduction.
Lorsque nous avons reçu ce texte à l’automne 2015, nous étions confronté·e·s, en France, à un paysage politique marqué par les attentats de Paris, par l’état d’urgence et par ce que les médias et les politicien·ne·s ont appelé « la crise des migrants ». Le personnage de Qalqalah, polyglotte, envoûtée par la langue arabe, est immédiatement devenue une alliée dans notre navigation collective au sein d’un paysage politique, judiciaire, médiatique et culturel marqué par les discours réactionnaires et la stigmatisation islamophobe. Elle ne nous a plus quitté·e·s depuis, restant une alliée puissante jusqu’à aujourd’hui. Qalqalah a nourri les bases théoriques et politiques de cette plateforme de recherche artistique trilingue, et lui a donné son nom. Ses réflexions poétiques et politiques autour des langues et de leur pouvoir imaginant — celui de raconter autrement le monde pour le transformer — ont non seulement accompagné notre parcours curatorial et éditorial, mais ont également généré un terreau fertile et une boîte à outils, d’où pourraient émerger des amitiés, des collaborations et des formes inattendues de savoir.
Qalqalah : Le sujet du langage a été initialement écrit en anglais et traduit vers le français au moment de sa première publication dans Qalqalah #1 (ed. Bétonsalon – Center for Art and Research et KADIST, Paris, 2015). À l’occasion de cette republication, le texte a été traduit vers l’arabe par Yazan Ashqar. Bien qu’elle écrive essentiellement en anglais, Sarah, dont l’arabe est la langue maternelle, a accompagné le traducteur tout au long de son adaptation du texte. Faisant l’éloge de la fluidité de la traduction, elle a néanmoins reconnu que « l’histoire ne s’installe pas confortablement dans la langue arabe, certains termes ne fonctionnent pas. Les termes ont une certaine aura, liée à de nombreuses connections mentales et références qui viennent de l’anglais par exemple, et celles-ci sont rompues lors de la traduction. ». Selon l’autrice, ces tensions n’affaiblissent pas la qualité de la traduction en soi (ni en arabe, ni en français), mais renvoient plutôt à l’état du texte en tant que traduction. « Cet essai a une certaine force qui me résiste en tant qu’autrice, qui résiste au traducteur, et qui vous résiste à vous, en tant qu’éditeurs. », a ajouté Sarah, avec un peu de provocation. À l’image de Qalqalah, ce texte échappe à notre contrôle et agit sur les lecteurs de façons que nous ne pouvons prédire — davantage encore lorsqu’il se déplace, de manière plus ou moins fidèle, entre d’autres langues. Penser la traduction comme une forme génératrice de trahison nous invite aussi à lire et à réfléchir plus attentivement.
Il semblait donc évident d’inaugurer Qalqalah قلقلة en republiant cette nouvelle fondatrice, ainsi que sa suite Qalqalah : penser l’histoire (2016). Nous n’aurions, évidemment, pu anticiper que ce texte sera republié lors d’un nouveau moment de crise globale inédite, quelques semaines seulement après que le monde se soit renfermé sur lui-même en réponse à la pandémie du COVID-19. Comme l’a noté Sarah elle-même, il est devenu impossible de relire cette histoire sans penser au moment présent, alors que l’effondrement de l’économie n’a jamais été aussi facile à imaginer. Dans « reimagine: all the people », un article d’opinion qu’elle a rédigé pour la revue en ligne mada masr le 27 mars, 2020 — soit quelques jours seulement avant le lancement de Qalqalah قلقلة, Sarah a écrit : « Penser la langue à un moment comme celui-ci peut sembler scolaire, mais cela ne l’est vraiment pas. Nommer une chose par son nom peut aider à reformuler le problème — et l’imagination. » Qalqalah nous invite à penser la langue. Elle s’exprime à la fois depuis notre passé et depuis notre futur, et sa voix résonne intensément dans notre présent.
Qalqalah : le sujet du langage
En accord avec le temps, avant que je ne vous raconte une histoire et vous parle du futur, remontons un instant dans le passé et voyageons jusqu’au Caire, en janvier 1977. La capitale égyptienne est en feu, les « émeutes du pain » se propagent à travers la ville, faisant éclater la politique libérale de l’infitah d’Anouar el-Sadate. Dans un petit appartement de Giza, une femme — une poète, pas particulièrement religieuse — se réveille… Enceinte de cinq mois, elle place sa main sur son ventre et murmure quelques mots pour chasser les mauvais esprits… Pendant qu’elle dormait, elle a été visitée par le Prophète… Que la paix soit avec lui. Dans son rêve, il lui a dit : « Donne à ton enfant un bon prénom ». Un « bon » prénom ne voulant pas nécessairement dire un prénom doté d’une bonne signification, mais plutôt un prénom qui garantira à l’enfant un avenir heureux et prospère. Donner un nom, c’est toujours le premier acte du langage. L’enfant naquit et reçut un nom : Qalqalah.
Il est intéressant de noter qu’en grandissant Qalqalah devient artiste, mais là n’est pas le sujet de notre récit. Ce qui nous intéresse a lieu bien plus tard, en 2048, alors que Qalqalah fête son soixante et onzième anniversaire. C’est une femme hors du commun à bien des égards. Tout a commencé avec ce prénom inhabituel qui lui fut donné. Qalqalah, ce mot aux consonances arabes, n’est en fait pas un nom. C’est un mouvement du langage, une vibration phonétique, un rebond ou un écho au-dessus de certaines lettres issues de l’écriture sacrée arabe qui forment les mots « QT bdg » — que l’on pourrait traduire par « un chat, un vrai ».
Compte tenu de l’environnement qui l’a vue naître et du type de famille dans laquelle elle grandit, il est aisé de comprendre que Qalqalah soit devenue artiste. Ce qui l’est moins, c’est de déterminer historiquement le moment où l’art comme vocation, au sens où nous l’entendons en 2014, est devenu obsolète… Certains ont soutenu que tout le monde était devenu artiste, ou qu’au contraire personne ne l’était, ce qui n’avait au final pas beaucoup d’importance. Quand est-ce que l’art en tant que tel avait-il alors vraiment cessé d’exister ? On avait vaguement entendu dire que cela s’était produit dans les années 2030, peu après que l’économie ait fini par s’effondrer complètement. Un écroulement du marché qui ressemblait plutôt à une dissolution du système, consentie et acceptée, sans éclat ni bruit, sans que cela puisse être identifié à un événement clair. La réalité du futur était que l’effondrement de l’économie prédit depuis si longtemps avait eu lieu. L’inimaginable avait finalement fini par arriver, et avec lui l’ordre mondial avait radicalement changé, bien plus vite que
quiconque n’avait pu l’imaginer.
Aujourd’hui, Qalqalah vit dans l’United Arab World [UAW ou Monde Arabe Uni], un conglomérat d’entreprises, où elle exerce ses responsabilités de citoyenne en tant que linguiste pour le plus grand bien de l’UAW — souvent prononcé par les arabophones « WOW » [OUAH en français], ce qui correspond également à la lettre wāw, 27e lettre de l’alphabet arabe, l’abjadiya. Wāw représente aussi le numéro six et appartient à l’élément de l’air. Elle symbolise la promesse de l’assentiment total, et pour certains mystiques, elle désigne l’aspect universel de la totalité. Déjà au XIe siècle, Ibn al-Arabi avait prêté une très grande attention à la lettre wāw dans un livret consacré aux lettres wāw, mīm, et nūn. On y découvre que wāw est non seulement une lettre, mais aussi le premier nombre parfait. D’autres cheiks racontent qu’elle correspond au don de mourir tout en étant toujours en vie, ce qui bien sûr fait partie du message.
Dix siècles plus tard, au XXIe siècle, les linguistes et les traducteurs occupent une bonne place au sein de la hiérarchie sociale de l’UAW. C’est un tournant assez inattendu : qui aurait pensé que les professions de linguiste et de traducteur allaient être bien rémunérées dans ce futur dont je vous parle au présent ? Ce n’est pas tout, car savoir travailler avec les mots, et avec ces mots qui sont des chiffres, est une compétence très recherchée à l’ère de ces nouvelles entreprises. Qalqalah a eu beaucoup de chance : plus jeune, elle n’avait pas opté pour des études de langue mais elle y fut naturellement sensible ayant grandit entourée de six langues différentes. Les parents de Qalqalah étaient tous deux poètes, et elle avait été brièvement mariée à un homme issu d’une famille de comptables et de bibliothécaires originaires de l’ancien Royaume. Maintenant qu’elle est âgée, Qalqalah regrette de n’avoir jamais eu d’enfants, comme grand nombre de sa génération d’ailleurs. Mais elle pense à chaque mot qu’elle prononce comme si elle donnait naissance à une « nouvelle signification ».
En hiver 2048, Qalqalah est invitée à une réunion à huis clos au sein de la prestigieuse Université du Futur Post-Sens (UF-PS) située dans un ancien bâtiment parlementaire dans une ville jadis connue sous le nom de Berne, en Suisse. Le remaniement de l’école, en une sorte de groupe de réflexion, résulte d’un mouvement plus large de réforme de l’éducation à l’échelle continentale, dans le but de prévenir la fermeture des écoles et des universités après la crise du début des années 2030. Les anciennes universités s’étaient alors associées avec les entreprises dans l’espoir que cette alliance génèrerait rapidement des retours sur investissement.
C’est une époque où la philosophie est appréciée pour les résultats rapides qu’elle apporte et où l’idéologie est incubée pour pallier à l’échec de son émergence durant les précédentes décennies, malgré l’hyper-action et le tumulte politiques en cours. Ce congrès privé, auquel Qalqalah est invitée à participer, fait partie d’une série plus vaste organisée dans le monde entier. Elle refuse souvent ce genre d’invitation, ennuyée par le manque d’imagination dont font preuve les académiciens et les chercheurs présents… Alors qu’elle entame la septième décennie de sa vie, elle trouve qu’à peu près tout ce qui valait la peine d’être dit l’a déjà été. Cet effet de recyclage du langage fatigue ses oreilles. Qalqalah a déjà vécu beaucoup de choses… Les gens qui organisent ce genre de congrès sont souvent jeunes et avides, et n’ont aucune mémoire du passé bien qu’ils ressentent quelque chose de l’ordre de la nostalgie à son égard.
Il est vrai que ceux qui sont nés dans les années 2000 ont une expérience différente de la mémoire : en fin de compte c’est un type d’humain entièrement différent. À l’exception de ceux — très peu nombreux — issus de familles séparatistes temporels ou idéalistes, qui ont essayé à une époque de rompre avec le système, les nouvelles générations ont une capacité de concentration très limitée et contrairement à ce que l’on pourrait penser de la vie humaine, ils n’ont aucune connexion véritable au récit. Si au cours des décennies précédentes, le postulat de l’être humain s’appuyait sur une histoire continue, une mimèsis narrative et une capacité à raconter sa propre vie à travers des souvenirs, soudain le récit s’était fait rattraper. Devenu instantané, il disparaît au moment même de son énonciation.
Les organisateurs du congrès se sont intéressés à Qalqalah, car elle est un témoin privilégié des premières vagues de soulèvement et qu’elle se souvient des révolutions et des mouvements « Occupy » des années dix et vingt de ce siècle. Elle a aussi vécu les guerres régionales et a fait partie des mouvements dissidents qui ont causé l’effondrement du système de l’État-nation dans l’hémisphère Est dans les années 2020 et 2030. Peu de choses positives en sont d’ailleurs sorties. Mais comme beaucoup de gens à cette époque, Qalqalah a du mal à se souvenir de son passé. Elle souffre de troubles de l’attention et de fatigue « narrative ». Le fait qu’elle lutte spirituellement contre ces moments d’absence signifie que Qalqalah n’est pas aussi lucide que nous le sommes en 2014. Ou peut-être l’est-elle davantage dans un sens bien différent de celui hérité de la psychiatrie post-1950. Pour la conférence de Berne, on lui a demandé d’assembler quelque chose qui ressemblerait à un récit politique, une sorte d’histoire des ruptures politiques depuis les années 2010. Elle se bat pour se souvenir de ce passé lointain enfoui sous le poids du conglomérat hyper-capitaliste du nouveau Monde Arabe Uni.
La conférence de Berne puise dans des réflexions et des comportements conscients et inconscients afin d’ouvrir l’économie à un futur post-linguistique. Bien que passionnée par le langage, Qalqalah se méfie des institutions. Elle sait, au plus profond de son être, qu’il n’y aura pas de futur post-langage.
En marge de la conférence, elle se retrouve parmi un groupe autoproclamé d’« activistes monolinguistes » venant du monde indo-européen. Au cours des réunions du groupe, plusieurs questions sans réponses lui viennent à l’esprit sur le futur de la région. Est-ce qu’un changement de paradigme politique serait possible à travers la redécouverte d’autres langues ? Est-ce que parler plus d’une langue est une trahison sous le masque du savoir ?
Quand on parle autant de langues, pense-t-elle, il est impossible de penser. Pour penser dans sa langue paternelle, l’arabe, Qalqalah doit s’efforcer de désapprendre ses autres compétences linguistiques. Elle soupçonne que si elle examinait les faits linguistiques et les secrets peu connus de la langue arabe, dans une dimension chronographique, il serait possible d’approcher le futur différemment. C’est un fait, dans la langue arabe, le futur n’existe pas. Ou plutôt, ce temps est dérivé du présent. Confrontée à ces énigmes, elle se demande : qu’est-ce que cela peut-il bien signifier pour une langue, que de ne pas avoir de futur dans son énonciation ? Quelles conséquences politiques résulteraient de l’introduction de nouvelles formes et de nouveaux temps dans les langues anciennes ?