Qalqalah : penser l’histoire fait suite à Qalqalah : le sujet du langage, un court récit de fiction spéculative imaginé par la chercheuse et curatrice Sarah Rifky en 2015, en réponse à une invitation de Bétonsalon - Centre d’art et de recherche et KADIST Paris. Dans ce deuxième volet des aventures de la linguiste Qalqalah, écrit en 2016, les voix de l’autrice et de l’héroïne se croisent dans une réflexion autour du rôle joué par la/les langues dans les rapports de conflit et de domination, et dans l’écriture de l’histoire et l’imagination du futur. Dans le futur proche qu’habite Qalqalah, agit un groupuscule de militant·e·s monolingues qui revendiquent le fait de ne parler qu’une seule langue, alors même qu’on ne dénombre plus qu’une vingtaine de langues en exercice. Parmi ces langues, l’arabe, l’anglais et le français sont plus spécifiquement nommées et choisies comme véhicules de prises de position et de parole poétique ou politique.

Qalqalah est une vieille femme à ce moment de l’histoire. Régulièrement sollicitée comme témoin historique, elle perd la mémoire, bégaie, et finit par refuser de participer au récit de l’autrice. Un tel acte de refus ou de retrait s’inscrit à l’encontre des exigences de transparence, de communication et de productivité auxquelles nous sommes régulièrement sommé·e·s de souscrire. Pourrait-il nous aider à repenser nos manières de faire avec l’art et la recherche ?

Comme la première nouvelle, Qalqalah : penser l’histoire a initialement été écrite en anglais et traduite en français par Yoann Gourmel. Ce texte est ici traduit pour la première fois en arabe par Yazan Ashqar, en étroite collaboration avec Sarah. Offrant à notre héroïne Qalqalah une autre vie, cette traduction aurait une plus grande signification par rapport à ses multiples autres incarnations : en effet, cette version arabe ravive la langue maternelle de Sarah et la langue paternelle de Qalqalah. On pourrait donc imaginer que cette traduction vers l’arabe ouvre la voie à une possible réconciliation entre l’autrice et son personnage — cette dernière résistant les efforts de la première à raconter l’histoire. De façon plus tangible, que signifie lire l’histoire de Qalqalah dans sa langue paternelle, l’arabe — une langue qui lui a donnée son nom, une langue dont elle est amoureuse mais qui ne cesse de lui filer entre les doigts et la voix ? Pour les lecteurs polyglottes comme pour les monolingues qui parlent, lisent, comprennent, écrivent et tombent amoureux de (dans) la langue arabe sans la maîtriser, cette traduction fait écho à la conception de Jacques Derrida du monolinguisme « Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne ». Cette version arabe pourrait ainsi être lue comme la possibilité d’un pont entre les polyglottes et les monolingues qui partagent la langue arabe, ici ou dans le future de l’UAW.

Cette nouvelle a initialement été publiée dans Qalqalah #2, ed. Bétonsalon - Centre d’art et de recherche et KADIST, Paris, 2015. Nous remercions Sarah Rifky, ainsi que ces deux institutions, de nous avoir permis de la publier à nouveau.





Qalqalah : penser l’histoire

Dormir et se réveiller posent une énigme philosophique : qu’advient-il des dépôts du langage et de la mémoire dans la transition entre ces deux états ? Il faut se souvenir que tout ce qui négociait deux états à l’époque des nations était éminemment politique. Les choses sont différentes maintenant. Chaque jour, Qalqalah se lève pour faire face au reste de sa vie, une vie post-narrative. Dans ses souvenirs, elle ne prend jamais le langage pour acquis. Aujourd’hui, en se réveillant, elle essaie de comprendre le paradigme d’« activisme monolingue » développé par un groupe de personnes rencontré à l’occasion d’une convention, qui cherchait à inventer un nouveau régime politique avec l’aide de linguistes et de financiers. Elle en déduit à juste titre qu’au coeur de n’importe quelle impulsion monolingue réside un questionnement sur l’hégémonie de la langue impériale. Elle fait une pause pour reformuler sa pensée dans une autre langue que l’anglais. C’est une pensée répétitive. Elle fait une nouvelle pause pour reformuler sa pensée dans une autre langue que le français. Les pauses s’enchaînent jusqu’à ce qu’elle ait repris ses pensées dans l’éventail des langues qu’elle connaît. Le sentiment associé à chaque pensée était distinct de ceux des autres pensées, même s’il s’agissait d’un éclat de la même pensée. On pourrait trouver étrange que la même pensée procure un sentiment différent en fonction des langues. Cette réflexion sur le langage prend du temps. Les mots se réunissent en masse, pourtant ils ne racontent pas d’histoire, ils sont juste assis là en pile dans son esprit… Tout au long de la journée, elle se dit qu’il y aurait certainement des avantages à ranimer des langues presque mortes et à explorer chacune pour le plaisir. Cela inciterait à un renouvellement de la philosophie au service du futur, une philosophie qui fut souvent perdue dans les luttes de nombreuses langues sur une langue. Les vérités qui peuplaient l’esprit de Qalqalah ce jour-là avaient toutes été prononcées sur les langues d’anciens linguistes, mais aucun ne vécut assez longtemps pour en témoigner.

Il faut rappeler qu’à l’époque des États-nations, les gens parlaient de nombreuses langues. Mais à l’ère de la Corporation Conglomérée, la nature de la concurrence avait changé. Si la CC était engagée à incuber la philosophie dans son universalité, elle tenait la poésie à distance. La poésie est le seul moyen possible de vocaliser un autre avenir. La poésie dans sa particularité n’est pas complice car elle ne se traduit tout simplement pas. La métonymie dans la rime, le langage brisé et la syntaxe ré-ordonnée. Son contenu est crypté dans la forme et, cela, en soi, est unique.

Alors qu’elle assistait à une réunion de monolingues, au sein du chaos des activistes, une voix interrompit la clameur. Dans un anglais à l’accent impeccable, un ancien insulaire britannique s’adressa à la foule et à personne en particulier : « Do you speak French ? » Un traducteur bilingue éleva immédiatement la voix et reprit la question : « Qui parle français ? ». Plusieurs têtes se tournèrent vers la voix traduite. Le silence enveloppa un moment l’assemblée tandis que les monolingues remuaient inconfortablement. Les têtes qui ne s’étaient pas tournées avaient également compris. Ils pouvaient ne pas parler français, la compréhension est pourtant toujours imminente. L’acte involontaire de compréhension nous rend-il complices des bilingues ? Certaines langues se cachent parmi d’autres ; il est difficile de les distinguer entièrement. La véritable essence du monolinguisme est historiquement impossible — toute revendication de cette position (monolingue) vole toujours en éclats. Qalqalah soupire en imaginant un vaisseau perdu dans l’espace entre des langues. Qu’avait fait cette traduction volontaire ? Etait-elle même fidèle ? Dans une autre langue ou à un autre moment, comment cette anecdote se traduit-elle de l’anglais au français ?

En étant présent, on se sentirait interpellé. D’une façon ou d’une autre, nous sommes tous complices de ce futur. Même moi, en tant qu’auteure-narratrice, je deviens inutilement impliquée dans cette affaire. Je descends dans le domaine de l’histoire, un endroit inconfortable. La peur de perdre sa langue pousse l’activiste monolingue à refuser de parler à un autre. Dans le même temps, la conquête est possible uniquement en parlant une autre langue, n’est-ce pas ? Qalqalah rêvait souvent aux accents de Napoléon, songeant à eux comme à des inflexions de l’histoire, de l’idéologie. On dit qu’il n’avait jamais maîtrisé l’anglais. En tant que femme, cela ne faisait pas vraiment sens pour Qalqalah d’imaginer le salut d’une économie automatisée par une position entièrement monolingue, même si cette langue était abordée avec amour, à la façon des enseignements d’Ibn al-Arabi. Amoureuse de l’arabe, elle était devenue Arabe. Ils étaient devenus un… La condition même de l’existence de Qalqalah est fondée sur le langage. Le langage au-delà de la rhétorique et de la poésie, du rythme et de la lettre, implicite, codé, caché, celui qui est au-delà du lexique, au-delà des mots. Réciter ici des vers traduits des poèmes d’Ibn al- Arabi serait trahir le texte. Qalqalah, comme sa propre mémoire de l’histoire, est une contradiction. Nous nous tenons ici, en tant que lecteurs, en dehors du texte, sous un temps menaçant, la respiration de Qalqalah haletant au rythme des revendications incohérentes d’un état monolingue, de jeunes sujets instables parlant et de langues jalouses se battant sur la langue des gens, se fracassant contre leurs dentales. Elle plissa ses lèvres pour former un O et son souffle se changea en fumée. Qalqalah expira dans l’air froid le fantôme de guerres labiales et de révolutions langagières. Même cet avenir longuement désiré avait été récupéré, pensa-t-elle. Elle étudia la foule étrange de jeunes obstinés, chacun d’eux revendiquant une langue qui n’était en fin de compte pas la sienne, et qui pourtant ne lui était pas étrangère, et déclara forfait. Elle imagina que sa main droite était une sibha et entreprit d’égrener les noms de tous les livres.

Si au XXe siècle, les disciplines d’étude s’étaient tournées vers la construction de sens comme une méthode nécessaire, vers la sémiotique comme l’étude des signes à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du langage, cette méthode fut maintenue au prix d’autres pertes. Si au début des années 2000, on disait que plus de six mille langues uniques prospéraient sur terre, comment se pouvait-il que cinquante ans plus tard, le monde n’en comptait plus qu’une vingtaine, parmi lesquelles deux seulement dominaient. Avec la mort d’une langue, certains domaines de connaissances ne sont plus accessibles. On disait, parmi les érudits de la maison de ses ancêtres, que la science antique du sīmiyā avait précédé la sémiotique et la sémiologie. Pourquoi n’était-elle plus pertinente ? Sīmiyā faisait allusion à l’intervention divine dans les affaires laïques. Parmi ceux qui étaient naturellement concernés, la rumeur voulait que la colère divine consiste en fin de compte à priver la descendance d’Adam de tous ses mots. Les sages disaient : comme l’iconoclaste vous croyez plus en l’icône, n’était-ce pas le divin lui-même qui avait enseigné à Adam tous ses mots ? Sīmiyā est une science spirituelle qui s’était étymologiquement connectée à un avenir rationnel, avant même que nous arrivions. Nous ne sommes qu’à quelques années de déclarer que le temps dans lequel nous sommes est précisément la moitié du XXIe siècle et la question de la mort spirituelle hante toujours la poignée de langues à la disposition de l’humanité.

En tant qu’auteure, il est difficile d’exprimer la sensation que l’on éprouve quand un personnage refuse de se souvenir ou ne peut simplement pas. Qalqalah veut se souvenir d’une histoire, pour être capable de la raconter à nouveau. Raconter l’histoire, qui concerne aussi en partie un présent-passé. A chaque tentative de raconter une histoire, elle bégaie — le registre d’expressions vocales qui reste à notre disposition est difficile à mettre par écrit, pourtant chaque prise de parole incomplète est révélatrice d’une perte, d’un chagrin embarrassant. « Qalqalah, raconte-nous… » Le futur est le plus souvent hanté d’un silence à venir. « Qalqalah », j’essaie à nouveau, « raconte-nous… » Cette fois le silence me saisit. On m’a demandé autrefois, en tant qu’auteure, ce qui se passe quand le personnage interrompt l’histoire ? J’avais haussé les épaules ; j’ai toujours imaginé que, dans l’écriture, on conserve un certain degré de contrôle narratif, que l’on rédige des personnages. Manifestement, c’est moins vrai que la vérité elle-même. Je suis sommée de m’asseoir en silence et d’écouter les balbutiements de Qalqalah, de prendre note de ses sons et de ses tremblements, un langage codé au-delà des limites de ce que je connais et raconte.

Comment rencontre-t-on un personnage du futur ? N’est-ce pas une impossibilité temporelle  Peut-être. Dans l’histoire de la rupture politique, ce qu’on anticipa fut l’occupation de l’espace, peu de gens parlaient alors de l’occupation du temps. Les esprits scientifiques audacieux trafiquèrent avec leur mécanique quantique et leurs boucles temporelles, et de temps à autre, on entendait parler de quelqu’un invité à être le cobaye d’un voyage dans le temps, bien que cela resta rare en soi. D’autres, alors, rendirent possible de transcender les attributs de l’ici et maintenant à travers la méditation spirituelle. Il devint de plus en plus évident qu’à l’écrit, toutes sortes de bizarreries existent et que pratiquement rien n’est impossible. En tant qu’auteure, on peut facilement tomber dans les failles du langage, échappant à la fois au temps et à la traduction.

« Qalqalah, que te rappelles-tu de l’Histoire ? » Indignée, elle quitte l’histoire. Je me résigne au fait que les sujets futurs auront quelque chose en commun avec l’histoire en tant que sujet. On m’a dit, après les faits, qu’elle était poursuivie par deux éditeurs d’une revue qui l’avaient rencontrée par écrit et l’implorait de dire quelque chose de plus au sujet de l’histoire. Ils étaient revenus avec un morceau de papier froissé du futur, couvert de petits dessins. À Paris, la revue embaucha plusieurs cryptographes et hackers qui s’acharnèrent sur les lignes de glyphes et qui, au moment de la publication, en arrivèrent à deux conclusions distinctes : au sujet de l’histoire, les mots de Qalqalah peuvent avoir signifié « ça compte » tandis que dans le futur, ils pourront indiquer que « les licornes boivent de l’ambroisie ».