Elle s’interrompt un instant, un instant quasi imperceptible sur la timeline.
Dans la salle de montage, les doigts se figent au-dessus des raccourcis clavier, hésitants.
À l’écran, elle reste immobile, une image à l’arrêt.
Le doigt sur la souris, l’équipe de montage agrandit la timeline et scrute la piste audio pour s’assurer que rien ne lui a échappé.
Posément assise dans un fauteuil gris, sous le feu des projecteurs, elle fait face à la présentatrice. Le public du studio télé, jubilant, avide, prêt à applaudir.
Une question de la présentatrice.
Une question qui plane au-dessus du fauteuil recouvert de tissu gris ignifugé standard. Sur ce fauteuil, nombre d’influenceur·euse·s ont posé leurs fesses, aussi bien avant qu’après la fusion des chaînes de l’Atlantique Nord. Un fauteuil presqu’aussi âgé qu’elle, mais dont la silhouette évoque une neutralité intemporelle.

Est-il possible qu’elle n’ait pas compris la question ? Est-il possible que quelque chose excède sa compréhension, dans cette langue ou dans une autre ?

« Mais qu’est-ce qu’elle fout ? L’audimat est déjà en train de baisser. Quand on sait ce que nous coûte chaque seconde de diffusion… »

Sur la timeline, l’instant qu’elle s’accorde est une affaire de secondes ; pour le studio, cela se chiffre en heures ; pour elle, c’est le temps d’un été.

VOICI MAINTENANT UNE NOTE DE BAS DE PAGE QUI APPARAÎT ICI, ET PAS EN BAS DE LA PAGE :

Au moment de l’interview, la valeur d’Hérit@ge™1 atteint 8 chiffres sur l’indice mondial de l’innovation. D’ici un mois, elle aura liquidé ses parts et fait l’acquisition, sous un nom d’emprunt intraçable, de deux villages de taille moyenne dont l’économie locale ne dépend que partiellement de contrats d’extraction de données et de la culture maraîchère. Ils sont situés sur la même latitude que le village de sa mère ; elle les achètera au nom de la mère de sa mère, dont aucun·e héritier·e n’est encore en vie. Elle se rappelle vaguement comment la vie du village s’organisait autour du puit, mais tout cela a été absorbé depuis par la nouvelle collectivité territoriale. Deux fois, elle a décliné la couverture du Time et ceci sera sa dernière interview, même si nul·le ne s’en doutait, à l’époque.

Hérit@ge™ emploie un algorithme intuitif développé par une génie de 14 ans ; une stagiaire a parlé de « logique du gossip au sens sororal », et la développeuse slash chargée de comm’ l’a qualifié de « féministe » avant qu’elle puisse intervenir.

« Nous miserons sur une traduction mnémonique entre votre référentiel haptique et un flux tacite accéléré afin d’augmenter la plateforme d’auto-apprentissage, » lui avait-on dit, en lui montrant où signer. « Ne vous en faites pas, on a un workaround pour le respect de la vie privée. »

Hérit@ge™ est hébergée sur une plateforme agile non-répertoriée ; dans le hall d’entrée du siège, un slogan triomphal clame en lettres platine : « La réinvention de la connaissance depuis 2039 ». Le Grand Conglomérat s’est mis en place plus rapidement que prévu, aussi ne trouve-t-on pas grand-chose de plus au QG qu’une ligne de téléphone et une table pliante, tandis que les actionnaires amassent des dérivés depuis leur vélo elliptique dans des triplexes de 500m carrés.2

Les utilisateur·trice·s s’abonnent car Hérit@ge™ est marketée comme pratique et instantanée : un mode d’emploi répondant à toutes les attentes envers les travailleur·euse·s de la maternité, sans allusion génante au genre. Après des générations de maternité méprisée, l’intégralité des connaissances précédemment considérées comme relevant du « bon sens » et associées au « travail reproducteur » sont dorénavant accessibles sur la plateforme Hérit@ge™ sous forme de mini-tutos : les patchs que sais-je. Sélectionnez simplement un patch que sais-je et synchronisez-le avec votre base neuronale qui l’absorbera directement. Que sais-je de la sensation du lin sur la peau, ou de l’odeur du levain, figurent parmi les ressources les plus prisées de la plateforme. Bien que les utilisateur·trice·s se contentent pour la plupart de survoler le top 10 des patchs les plus consultés, la plateforme Hérit@ge™ s’apparente à un puit sans fond, dans les souterrains duquel une myriade de patchs que sais-je, liés à des traditions très spécifiques, n’ont jamais été consultés. Récemment, des effets secondaires ont été signalés, une sensation de manque difficile à situer qui touche les utilisateur·trice·s les plus assidu·e·s. Dans l’attente de statistiques plus fiables, ces signalements restent toutefois épisodiques.

Alors que la cote boursière ne cessait de grimper, elle ne s’est jamais embarrassée d’un sentiment de trahison, puisqu’elle n’a jamais pris la peine de retourner chez elle : ni mères, ni tantes, ni sœurs, ni cousines pour lui réclamer des comptes. Elle n’a jamais fait référence à un quelconque « d’où-je-viens », mais le pitch officiel évoque son héritage familial, faisant miroiter une sagesse autochtone matrilinéaire miraculeusement intacte, rescapée d’une extinction quasi-certaine grâce à sa prodigieuse mémoire, avant d’être traduite sous une forme instantanément accessible aux utilisateur·trice·s.

Sur la timeline, il est possible de taguer les différents passages avec des couleurs telles que corail, écume, lavande, mangue, sylvestre ou encore céruléen.

Ce matin-là, elle contemple le public, tous ces yeux avides. Contrairement aux apparences, elle ne croise pas leur regard. Agrippé·e·s à leurs bloc-notes, il·elle·s portent des t-shirts ornés de citations d’elle, mais les mots ne sont pas les siens. À vrai dire, Hérit@ge™ a été lancée sans que quiconque sache vraiment d’où provenait le savoir contenu dans les patchs et elle n’a jamais pris la peine de détromper son équipe. Tout ce qui importe, c’est que la plateforme soit fournie, que les utilisateur·trice·s soient heureusement délesté·e·s de la pesante nécessité de mémoriser les que sais-je, et que tout le monde atteigne ses objectifs de croissance. Elle n’a jamais eu besoin d’écrire quoi que ce soit ; elle s’est toujours souvenu de tout ce qui en valait la peine. Dans un mois, elle commencera à racheter les terres. Elle sait ce qu’il leur faut.

« Elle est toujours plantée là ? Ok, je vais me prendre un café, texte-moi si quelque chose bouge. »

Sur la timeline, l’instant est imperceptible.
Sur la timeline, l’été est imperceptible.
Le temps d’une inspiration,
l’été est là,
l’été des tomettes froides sous les pieds nus,
l’été d’un gâteau qu’on regarde.

Objectivement, les heures de la journée peuvent être décomptées et subdivisées entre temps passé à faire le ménage dans la bibliothèque et temps passé à faire le ménage dans la cuisine. À l’époque, elle ne sait pas que ça s’appelle une bibliothèque. Ça se situe en haut des escaliers, mais ça dégage l’odeur souterraine et musquée du papier et des feuilles anciennes.

Elle n’a pas été embauchée pour faire le ménage, elle est là pour parler aux enfants. Elle fait le ménage, elle n’a pas été embauchée pour parler aux enfants. Lorsqu’elle ne fait pas le ménage, elle parle aux enfants. Elle passe son temps à faire le ménage, et elle ne fait que parler parce qu’elle ne peut pas lire. Si elle avait pu, elle aurait su si elle avait été embauchée pour faire le ménage ou parler aux enfants. Si elle avait pu, elle aurait lu son contrat. Elle avait accepté ce job d’été, tout en sachant que son Visa expirerait à l’automne. L’écrivain s’est probablement rendu compte qu’elle ne sait pas lire, mais l’écrivain est préoccupée.

« Dites au portier que vous travaillez ici. Donnez seulement l’adresse, pas mon nom », lui a dit l’écrivain. Les chauffeurs de taxi lui demandent généralement quand elle a l’intention de se marier, sans penser à mal, simplement parce qu’il n’y a pas grand chose d’autre à dire dans leur dialecte partagé, qu’elle parle à peine plus mal qu’eux en trébuchant sur les mots glanés dans de vieux films.

En entrant dans la maison, elle enfile les pantoufles mises à sa disposition, mais si l’écrivain et les enfants sont de sortie, elle abandonne les pantoufles pour sentir la claque fraîche des tomettes sous ses pieds.

« Il faut qu’ils puissent parler au moins trois langues avant de commencer l’école cet automne, » lui a dit l’écrivain, « car tout le monde parle quatre langues ici, sans compter les dialectes. »

L’écrivain s’est présentée et a dit que les deux enfants étaient inscrits dans une école créative où on ne leur apprendrait pas à lire. La clé était cachée sous un pot de terre retourné devant la porte, qui attirait bizarrement l’attention à côté des autres pots, posés à l’endroit et remplis de plantes.

Comme elle n’avait pas de langue en commun avec les enfants, elle s’adressait à eux uniquement en français : à eux de la suivre. À son grand soulagement, les enfants ne pouvaient pas railler son accent, puisqu’ils n’avaient jamais entendu de vrai français auquel comparer ; c’est une des rares langues que l’écrivain ne connaît pas.

L’écrivain va toujours nu-pieds. De légères empreintes mates sur l’éclat des tomettes fraîchement cirées. Elle les voit parce qu’elle a appris à regarder sous un certain angle, celui des choses qui échappent à la lumière.
Elle donne le contenu du sac aux enfants : tout en disposant les carrés sur des assiettes, elle plonge son index au fond du sac pour en extirper les restes de caramel. Elle arrête un instant de le lécher pour se demander s’il faut laver le sac pour le réutiliser. Elle passe ses doigts sous l’eau du robinet et apporte les assiettes aux enfants. Le sac reste là.

« Savez-vous ce que votre nom signifie ? » demande l’écrivain, d’une voix patinée et insaisissable. L’écrivain définit son nom au moyen de sons étranges. Des années durant, elle gardera ces sons dormants dans les recoins de sa mémoire. Plus tard, elle apprendra qu’ils ont une signification dans différentes langues : noms d’amères qualités, d’étoiles mineures, un style d’amphore en terre, et l’éclat vacillant d’un chat qui n’est pas une métaphore.

Au fil des années, elle conserverait une image de la pièce en haut des escaliers et de chaque livre sur l’étagère. Elle a mémorisé les tranches des livres, leurs sons lus à voix haute. Logés dans son cœur, dépourvus de signification, elle les ressortait pour les répéter comme on caresse un chaton ensommeillé jusqu’à ce qu’elle finisse par les comprendre et les réveille. Près de vingt ans plus tard, elle en est venue à connaître le titre de chacun des livres sur l’étagère, et elle sait que pas un n’est dans la même langue que l’autre. Sur certaines tranches, on trouve le nom d’hommes imaginaires, n’importe lequel pouvant correspondre à l’écrivain.

Elle surprend le regard de l’écrivain posé sur elle. À cet instant dérobé, elle se voit comme l’écrivain la voit. Cet instant découpe un espace lumineux autour d’elle, lui coupe le souffle et fait s’emballer son cœur. Elle se voit comme quelqu’une dont la présence est remarquée, quelqu’une qui a des préférences, des opinions, qui n’est pas réduite à une fonction. Elle se sent tenue dans le regard de l’écrivain, prise d’une chaleur soudaine, une flamme légère surgit, s’étend et la lèche de l’intérieur.

L’écrivain a commencé à laisser traîner des livres ouverts et elle se sentait parcourue d’un souffle chaud chaque fois qu’elle les voyait disposés là à son intention. Sans s’y laisser prendre, elle refermait les livres et nettoyait autour d’eux, les alignait contre un vase ou un sous-verre, comme s’ils étaient des choses à arranger, des choses ni ouvertes ni fermées. Une chose rectangulaire en tissu gris tourterelle, perpendiculaire à du cristal rond, adjacente à un morceau de liège, alignée à un carreau de céramique.

Le devoir de vacances devrait durer tout l’été.
Ils devraient regarder le gâteau pendant cent jours.
Le gâteau devrait être regardé pendant cent jours.
Le gâteau et l’été devraient durer cent dessins.
Il était interdit de dessiner d’après une photo de gâteau, une capture d’écran de gâteau, un extrait de vidéo de gâteau, ou tout autre gâteau en deux dimensions.
Les enfants devraient apprendre les principes de masse, de volume et de contour.
Le cinquantième jour, ils devraient couper une tranche de gâteau et dessiner l’intérieur.
Il n’y aurait pas de vacances d’été, les mois de sécheresse sourdraient autour du gâteau en décomposition.

L’écrivain ne sait pas comment faire un gâteau ; l’écrivain se nourrit exclusivement d’une poudre parfumée à la vanille mélangée à du lait d’amandes. Les sachets de poudre vides sont récupérés par un drône qui revient chaque semaine avec le ravitaillement.

Elle a mangé le premier gâteau toute seule. Suffocant d’une rage montante entre les bouchées de pâte jaune et moelleuse. Le gâteau était sorti du cuit-vapeur, dôme doré et parfumé. Les enfants avaient glapi de dégoût. Pour elle, le mot « gâteau » signifiait un monticule beurré, avec un halo de vanille, de pandan et de noix de coco. Face aux enfants écumants de rage, elle a su que les ingrédients, arrivés de la péninsule après des semaines d’attente, étaient perdus.

« Tu sais pas ce que c’est, un gâteau ? » ont crié les enfants d’une voix perçante. « Tu sais vraiment rien ? » Les enfants ont agité le smartphone sous son nez, en montrant du doigt les résultats d’une recherche images pour « gâteau » : une grossière cathédrale blanc et pastel, sur fond marbré d’un rose flou, flanquée de minarets et de chapiteaux en pétales de sucre. Les gémissements des enfants se sont prolongés jusqu’à l’arrivée du drône chargé des nouveaux ingrédients commandés le jour même. Le drône avait le visage sans expression d’un écran tactile. Il fallait une signature, elle a dessiné une branche de vigne.

Elle s’imaginait facilement disparaître avec l’écrivain. Elles conspireraient muettement et un matin à l’aube, elle prendrait la main de l’écrivain et elles partiraient, refermant la porte derrière elles sur les enfants endormis. Les gens penseraient qu’elles étaient sœurs ou cousines, la plus âgée et la plus jeune. Elle s’imaginait facilement qu’elles pourraient se retrouver seules ensemble, car elle était certaine que ses propres cousines ou ses sœurs ne sauraient jamais rien de plus que ce qu’elle leur racontait.

Dans le tram, réalisant soudain qu’elle comprend ce qu’on dit d’elle, elle classe et archive tout ce qui transite par ses oreilles. C’est quelque chose dont elle ne parle pas quand, des années plus tard, une journaliste l’interroge sur les débuts de sa carrière comme traductrice. Sachant qu’une telle digression sera coupée au montage — pas de temps pour les détours — elle garde pour elle ces premières années, avant que l’alphabétisation ne la rattrappe.

Un livre est laissé ouvert avec de grandes plages vides et des mots tout petits. L’écrivain lui offre une robe en mousseline, en disant qu’elle n’est plus à sa taille et il est clair que c’est faux. Toutes deux prises d’une timidité soudaine, seules dans la chambre de l’écrivain. Elle refuse la robe et le livre ouvert, esquivant la forme que l’écrivain entend lui faire occuper.

Il pleuvait, le jour où elle a réalisé que l’écrivain pourrait bien être en train d’écrire sur elle.

L’écrivain l’informe qu’il existe de nombreuses manières d’épeler son nom, des manières qu’elle ignore. Lui arrivera-t-il de rencontrer ces versions d’elle-même sur la page de l’écrivain ? Elles lui demandent de venir à elles, comme si c’était à elle de faire l’effort de les rejoindre. Porte cette robe, disent-elles. Prend ma forme, dis mes mots, absorbe mes pensées, remplis mon fichier, suis mon regard. Mais ne sachant jamais ce que voit l’écrivain, elle ou un portrait d’elle, elle garde son propre nom secret mais bien vivant sur sa langue.

Il était inimaginable que cette cathédrale blanche mal fichue soit non seulement un gâteau, mais le véritable gâteau ; que le sien, le dôme doré cuit à la vapeur, soit quelque chose d’autre, quelque chose de moins. Il lui faudrait renoncer à son gâteau, abdiquer son nom et s’en remettre à l’exercice demandé par l’école, car elle n’était pas en position de définir les choses.

Elle a attendu dans le parc l’arrivée de la femme. Elles avaient échangé des signes de tête à plusieurs reprises, conscientes du risque d’apparaître interchangeables aux yeux des autres. Ce jour-là, elle a traversé le terrain de jeu pour demander de l’aide à la femme, soulagée de voir qu’elles avaient assez de dialecte en commun.

Elle lui a demandé de répéter les instructions avant de rentrer immédiatement à la maison et d’ouvrir le four. Récitant les nombres en dessinant leur forme sur la paume de ses mains, elle a réglé la température jusqu’à ce que les nombres affichés à l’écran correspondent aux formes sur sa paume, puis elle a enfourné le nouveau gâteau.

Vint un moment qui serait la dernière fois où elle rencontrerait le regard de l’écrivain. Ce jour-là, elle n’aurait pu savoir que ce serait la dernière fois. Elle n’arrive pas à se rappeler s’il s’agissait de fierté, de défiance ou de la terreur causée par son propre désir. Ne va pas les regarder dans les yeux. Ce conseil venait-il de sa mère, ou de ses sœurs, ou de ses tatas, ou de ses grand-mères ? Elle n’arrive pas à se rappeler ce qu’elles auraient fait.

Ce qu’elle ne s’avouera jamais, c’est qu’elle envoie ce qu’elle pense que sa mère mérite, pas ce dont elle a besoin. Elle n’appelle pas sa mère parce qu’elle suppose qu’elle la dérangerait pendant son émission de télé préférée. Son émission de télé préférée passe toujours au moment où elle pense à appeler. Et même si elle appelait sa mère, aurait-elle des conseils à lui donner pour préparer un gâteau ? D’où viennent les gâteaux ? D’où viennent les fours ? Pourquoi certaines choses s’élèvent-elles ? Le savoir donne-t-il meilleur goût aux choses ?

L’enfant pousse un cri perçant, le deuxième enfant pousse un cri perçant, en montrant du doigt la gueule rougeoyante du four.

Mais on va le recouvrir, d’accord ? Ne pleurez pas, on va recouvrir le gâteau de glaçage et personne ne verra qu’il est marron comme ça.
Ça ne veut pas dire que vous ne réussirez pas, pas si vous dessinez ce que vous voyez.
Ce n’est pas brûlé tant que personne n’y goûte. Et tant que personne ne le voit. Pas besoin de dessiner la couleur quand il n’y en a pas.
Dessinez juste ce que vous voyez.

Il y eut le gâteau qui refusa de s’élever. Elle l’a apporté au parc et l’a montré à la femme, et la femme a regardé les cathédrales sur son téléphone et tenté de revenir en arrière pas à pas pour comprendre comment les choses deviennent ce qu’elles deviennent. Elles ont ri et mangé le pavé sucré en buvant du thé gratuit dans des gobelets en plastique jusqu’à ce que la femme dusse retourner à ses devoirs de nourrice.

Après avoir mélangé le repas de l’écrivain dans un verre, elle boit les résidus de lait d’amande vanillé, se délecte de la gorgée qui glisse en elle, déterminée à la graver dans sa mémoire, pour se la rappeler chaque fois qu’elle portera de l’eau fraîche à ses lèvres, ramenant l’écrivain à ses lèvres.

Sans un grain de poussière à l’horizon, elle reproduit mécaniquement les gestes du ménage. Elle extirpe le linge de la machine, démêle les tentacules humides et froids ; ils ressortent tout enchevêtrés de leur immersion dans l’eau tourbillonnante, alors que secs, ils garderaient leurs distances. Impossible de tirer sur un seul pan de chemise sans resserrer le nœud tout entier. Ce n’est pas tout à fait vrai, qu’elle ne sait pas lire : les signes lui indiquent où elle se trouve dans la ville, et où elle n’est pas autorisée à aller. Elle choisit de lire certains signes et va où elle le veut. Mais les mots de l’écrivain l’attirent dans des directions mouillées. Sur des brouillons délaissés, elle cherche dans le mouvement des lignes la trace de la main de l’écrivain. Elle aspire à y trouver son nom, la seule chose qu’elle sache lire et écrire. Quand l’écrivain l’épelle, cette chose-là, la seule qui lui appartienne, Qalqalah ne la reconnaît pas.

Imaginant qu’elle et l’écrivain partiraient sans un mot, elle a réfléchi aux aspects pratiques : les enfants pourraient manger tout ce qu’il y a dans la cuisine jusqu’à ce qu’on les retrouve. Ils pourraient utiliser toutes les fourchettes et les cuillères propres, et ensuite manger avec leurs doigts. Entre leurs petites mains, le ketchup jaillirait en dehors de l’assiette et éclabousserait le granit. Elle sortirait toute la nourriture du frigo à l’avance et la laisserait sur la table à portée de leurs mains. Elle ferait cuire tout le riz et préparerait des parts dont elle remplirait tous les bols disponibles. Quand il n’y aurait plus rien, ils pourraient manger le gâteau.

Alors qu’elle porte l’eau fraîche à ses lèvres, elle sent le tintement crémeux de la cuillère qui remue le lait d’amande vanillé, épais et fade contre le verre.

Elle ne cherche pas à savoir si l’écrivain a un jour décrit cet été : dix ans s’écoulent, puis trente, sans qu’elle cherche à le savoir. Elle ne sait pas sous quel nom d’homme est connue l’écrivain, ni dans quelle langue elle écrit, elle ne sait pas si l’écrivain est morte dans un accident de voiture, elle ne sait pas si l’écrivain a fait faillite et accepté un job de caissière, elle ne sait pas si l’écrivain a perdu ses papiers dans un incendie, elle ne sait pas où elle pourrait retrouver cet été raconté par l’écrivain, une version qu’elle reconnaîtrait ou non, si elle a jamais été mise en mots. Elle ne se rappelle pas qu’il ne s’est rien passé.

Elle cligne des paupières, dans la chaleur des lumières du studio.
Elle porte le verre à ses lèvres et boit lentement.
« Voyons voir, » commence-t-elle,



Serena Lee remercie Daniella Sanader, Joan Jan et The Voice of Domestic Workers.