Dans ce texte, cher·e·s lecteurs et lectrices, nous vous embarquons dans un voyage de recherche archivistique que nous, Fehras Publishing Practices, avons entrepris ces deux dernières années entre Beyrouth, Damas et Berlin. C’est un périple qui nous a amenés à nous plonger dans les microcosmes culturels du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord durant la guerre froide, dans les années 1950 et 1960. Les lignes qui suivent vous raconteront l’histoire de personnalités dont nous avons suivi les traces, et d’institutions internationales qui ont soutenu - ouvertement ou secrètement - des projets culturels au service de leurs politiques. Nous vous emmènerons dans les coulisses de maisons d’édition, de publications produites individuellement ou collectivement dans la perspective d‘impulser le changement ou sous influence idéologique. Certains de ces projets éditoriaux n’existent plus aujourd’hui, tandis que d’autres étaient destinés à perdurer.

Notre intérêt pour l’examen de la vie culturelle de la guerre froide est né de conversations qui nous ont convaincus qu’il existait des dénominateurs communs entre les pratiques culturelles d’alors et d’aujourd’hui. Ces points communs sont particulièrement frappants si l’on considère cette époque comme l’aube de la mondialisation culturelle du monde arabe, enchevêtrée dans des réseaux politiques internationaux - qu’ils soient personnels ou publics, régionaux ou mondiaux. Cette période a également été marquée par la circulation d’intellectuel·le·s d’un pays à l’autre à diverses échelles régionales et internationales, ce qui nous a amenés à nous interroger sur leur autonomie lorsqu’iels étaient pris·es dans les entrelacs d‘entreprises visant l’hégémonie culturelle. Nous avons voulu comprendre les dynamiques de déplacement de ces intellectuel·le·s entre les centres d’un monde bipolaire.

L’époque de la guerre froide a été l’une des plus fertiles et critiques de l’histoire culturelle et éditoriale arabe, en ce qu’elle a mêlé politique et production culturelle. La Seconde Guerre mondiale était terminée, certains pays arabes avaient obtenu leur indépendance et de nouveaux régimes avaient pris le pouvoir. Ces changements s’alignaient nettement sur un éventail idéologique - communisme et marxisme, libéralisme de gauche, nationalisme syrien ou panarabe, nassérisme et baasisme - qui a marqué la culture et l’édition arabes de manière indélébile. Les États-Unis et l’Union soviétique ont tous deux mené des politiques d’hégémonie culturelle et intellectuelle qui imbriquaient politique internationale et pratiques culturelles et éditoriales. Dans cet ordre bipolaire, chaque superpuissance a créé des institutions et financé un réseau d’initiatives internationales, faisant du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord un terrain de la guerre froide culturelle.

Parallèlement à ces changements, la production et l’édition culturelles arabes se transformaient radicalement de l’intérieur : de nouveaux styles et idées littéraires ont émergé au cours de cette période. Certains ont été influencés par des tendances de la philosophie occidentale : une forme de réalisme qui par exemple fait sien le concept d’iltizam ou d’engagement littéraire, la notion d’art engagé, ou encore le moi ou l’art pour l’art. Au cœur de ces mouvements : des éditeurs·rices, des écrivain·e·s, des poètes et des traducteurs·rices, dont certain·e·s ont créé des collectifs et organisé des séminaires, lancé des projets, des publications, des maisons d’édition et autres institutions. Ces personnalités ont manœuvré entre des fondations internationales et des maisons d’édition épousant des politiques opposées, les reliant par un réseau colalboratif, amical et amoureux, mais aussi louvoyé entre les querelles sur la politique et le rôle public de l’intellectuel·le.

Pour approfondir ces pistes de réflexion, nous avons exploité des archives des années 1950 et 1960 (livres, magazines, mémoires, lettres, articles de journaux et images). Cette recherche était le prolongement d’un autre projet entrepris ces dernières années pour documenter la bibliothèque du romancier regretté Abdul Rahman Munif. Le contenu d’une bibliothèque telle que celle ayant appartenu à un intellectuel arabe comme Munif nous a fourni des informations nouvelles et précieuses sur l’histoire des pratiques éditoriales à différentes périodes, et nous avons beaucoup appris des nombreux joyaux qu’elle rassemblait à Damas. Notre recherche s’est encore affinée lors d’un séjour à Beyrouth début 2018 et d’un second à Damas en juillet 2019 pour achever nos recherches.

La recherche a été ardue : il n’existe pas d’archives cataloguées de l’édition au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, et de nombreuses publications, magazines et maisons d’édition ont disparu, tout comme de nombreuses figures de l’époque. Pour contourner ces difficultés, nous avons choisi de nous appuyer sur la rencontre avec des libraires et des archivistes à Beyrouth et à Damas, suivie de recherches minutieuses dans les archives d’universités, d’instituts et de fondations culturelles. Nous avons également interrogé des spécialistes de la guerre froide et des sources contemporaines de cette période.


L’édition soviétique entre propagande, érudition et traduction

Nous avons commencé dans les rues bondées du quartier Hamra de Beyrouth, au Al-Furat for Publishing and Distribution (Euphrates) [Al-Furat - édition et distribution (Euphrate)], un lieu exceptionnel appartenant à l’archiviste et éditeur Aboudi Abo Jawde. Dès notre toute première rencontre, les archives foisonnantes d’Aboudi nous ont ouvert des perspectives de recherche nouvelles et inattendues. À la mention d’une publication, d’un·e éditeur·trice ou d’un livre obscur, il disparaissait quelques instants pour revenir avec des documents d’archives et un sourire. Contrairement à la réputation de la plupart des collectionneurs·euses, Aboudi ouvre sans réserve son lieu et ses archives aux chercheurs·euses.

Aboudi nous a permis d’avoir accès à des publications rares telles qu’Union soviétique, un magazine illustré mensuel à caractère social et politique qui entre dans la catégorie des médias de propagande. Il a été lancé en 1930 par Maxime Gorki à Moscou et était publié en 19 langues, dont l’arabe. Union soviétique était distribué dans la plupart des pays arabes et des magazines arabes de droite comme Al-Tarik à Beyrouth et Orient au Caire faisaient la publicité de ses campagnes d’abonnement. L’accès à la collection d’Union soviétique d’Aboudi et au discours culturel auquel elle nous acclimatait nous ont aidés à comprendre la politique soviétique de propagande et son adaptation aux circonstances changeantes de la guerre froide.

Le réseau local de distribution Progress Publishers nous a conduits à la Librairie moderne Al-Zahra à Damas, importatrice de livres soviétiques et fournisseur majeur de Progress Publishers. Lors d’une visite des librairies de Damas en 2018, nous l’avons cependant trouvée en cessation d’activité, ses archives liquidées. C’est ainsi qu’avait pris fin l’histoire d’une librairie qui avait vendu des livres soviétiques, des décennies même après l’effondrement de l’Union soviétique.

Quoi qu’il en soit, notre appréhension de Progress Publishers et de l’édition soviétique s’est affinée suite à notre visite à la bibliothèque du Centre culturel russe dans le quartier de Verdun à Beyrouth. Nous y sommes entrés en espérant trouver quelques livres de Progress Publishers. Ce fut une grande surprise d’y trouver une grande section de publications de Progress de différentes époques, jusqu’à leur disparition en 1991. En quelques secondes, la bibliothèque s’est alors muée pour nous en ruche : nous nous sommes répandus entre les rayonnages pour photographier et documenter les couvertures des livres pertinents pour notre recherche et sélectionner des livres spécifiques dont nous avons gentiment essayé de convaincre la bibliothécaire que nous devions les scanner.

Examiner les influences soviétiques sur la pensée et l’édition arabes nous a amenés à nous arrêter sur le rôle financier joué par Progress Publishers dans le soutien d’un certain nombre de maisons d’édition locales. Ces éditeurs locaux importaient des livres d’Union Soviétique à des coûts dérisoires et les vendaient ensuite à des prix plus élevés, utilisant ces revenus pour soutenir leurs propres publications. L’une de ces maisons d’édition était Farabi, qui a ouvert ses portes à Beyrouth en 1954. Elle a publié de nombreux ouvrages marxistes, communistes et socialistes qui ont eu une influence considérable sur la gauche arabe. Lors d’un entretien avec Ghazi Berro, un de ses anciens directeurs, celui-ci nous a raconté que la maison d’édition avait reçu une abondance de publications soviétiques à prix insignifiants voire gratuitement puis les avait vendues, constituant ainsi une manne financière qui contribuait à soutenir la publication d’écrits de gauche locaux ou la traduction de textes occidentaux.

Alors que nous étions à la recherche des maisons d’édition qui distribuaient les livres soviétiques, de nouvelles questions se sont posées sur la traduction. Qui étaient les traducteurs·rices de ces œuvres littéraires et politiques qui ont influencé la gauche arabe ? Cela nous a incités à nous concentrer sur un nouveau facteur dans notre recherche, en dehors du contexte des institutions et des maisons d’édition : la trajectoire personnelle des traducteurs·rices qui ont participé activement à cette vie culturelle ou vécu dans son ombre. Nous avons divisé les traducteurs·rices en deux générations, la première travaillant jusqu’aux années 1950 et comprenant des individus poussé·e·s par leurs convictions et leurs valeurs personnelles à traduire des textes communistes et de la littérature russe. Iels traduisaient les œuvres russes via des langues intermédiaires telles que le français et l’anglais, langues coloniales de l’époque, et le marché du livre arabe était dense en traductions des titres russes populaires en Occident. Les textes russes publiés alors en arabe étaient donc liés au goût européen pour la littérature russe.

Quant à la deuxième génération de traducteurs·rices, il s’agit de communistes irakien·ne·s et syrien·ne·s persécuté·e·s pour leurs convictions politiques. Parmi elleux, Mawahib Kayali, qui a participé en 1951 à la création de l’Association des écrivain·e·s syrien·ne·s, défendait l’idéal d’une littérature engagée faisant progresser la société et privilégiant le réalisme. Mawahib a été emprisonné en 1958, lorsque les autorités de la République arabe unie ont entrepris une campagne d’arrestation des communistes. Après sa libération, il est parti à Moscou, où il a rejoint l’équipe de traducteurs·rices de Progress Publishers. Dans cette génération, il convient également de citer Ghaeb Tumah Farman, auteur de nouvelles influencées par le mouvement communiste dans l’Irak des années 1950, qui les a publiées dans des magazines culturels. Il a été contraint de quitter Bagdad en 1960 pour échapper à la répression du président irakien Abd Al-Karim Qassem, et est arrivé à Moscou pour travailler pour Progress Publishers. Ghaeb a donné accès à une nouvelle vague d’écrits soviétiques à un lectorat arabophone en traduisant directement du russe à l’arabe, sans langue intermédiaire. Alors que la première génération de traducteurs·rices de livres soviétiques était indépendante, cette deuxième génération se caractérise par son affiliation à des institutions.


L’Occident et l’édition dissimulée

À première vue, il semble que les stratégies culturelles suivies par les États-Unis pendant la guerre froide étaient similaires à celles de l’Union soviétique, en ce sens qu’ils publiaient des ouvrages de propagande. La division de presse de l’Agence d’information des États-Unis éditait le magazine Al Majal [horizons] dont le format, le style et le contenu étaient similaires à ceux de son homologue Union soviétique. Al Majal était publié dans la perspective de renforcer la compréhension et l’amitié entre les populations des États-Unis et des pays arabes. Ses pages décrivaient les caractéristiques de la vie sophistiquée que l’on menait en Amérique, ainsi que les réalisations scientifiques, urbanistiques ou artistiques des États-Unis.

Le luxe et le bonheur américains dépeints par le magazine ne suffisait cependant pas à embrigader les populations arabes dans le camp capitaliste, encore moins à une époque marquée par des luttes politiques et armées et par la dispersion et les défaites arabes forcées. C’est pourquoi les Américain·e·s ont dû créer un nouveau modèle, qui permettrait d’accéder au noyau de l’élite culturelle arabe puis au grand public. Ce modèle était incarné par le Franklin Book Programs [programmes éditoriaux Franklin]. En documentant la bibliothèque d’Abdul Rahman Munif, nous avons trouvé de nombreux livres publiés par Franklin, car leurs publications étaient parvenues à occuper un large espace dans les bibliothèques des intellectuel·le·s arabes. Cette institution, fondée à New York en 1952, a distribué ses publications dans le monde entier, dans ce que l’on appelle aujourd’hui le Sud global, de l’Indonésie à l’Iran en passant par certaines parties du monde arabe et l’Amérique latine.

Pendant la guerre froide, Franklin a financé la publication de traductions de titres américains et des programmes de formation en édition, façonnage de livres et bibliothéconomie. Franklin a attiré les meilleur·e·s écrivain·e·s et traducteurs·rices arabes pour promouvoir l’écriture américaine et soutenu des maisons d’édition en Égypte, au Liban et en Irak en achetant les droits d’auteur·rice originaux et en allant parfois jusqu’à payer les coûts de conception, d’impression et de distribution. Contrairement aux livres soviétiques de Progress Publishers, Franklin a maquillé son rôle central de promotion d’un programme dans la guerre culturelle dans le but de le dissimuler. Au lieu de cela, il a poussé les maisons d’édition sur le devant de la scène, jouant le rôle d’intermédiaire entre elles et les éditeurs américains. Franklin a également mené une stratégie de dissimulation en n’indiquant pas son logo sur les couvertures des livres qu’il publiait, se contentant d’un logo subtilement placé dans les premières pages. Certaines des publications de Franklin sont devenues des programmes officiels d’histoire et de sciences dans les universités du Caire et de Beyrouth. Ses livres sont toujours recherchés dans les marchés de livres d’occasion et continuent encore aujourd’hui d’être réimprimés. Franklin est resté en activité jusqu’en 1978.

La stratégie de Franklin nous a incités à nous intéresser de plus près à son histoire et aux personnes qui ont travaillé avec lui dans la région. Son premier bureau a été ouvert au Caire en 1953, dans le cadre de l’accord d’échange culturel conclu entre l’Égypte et les États-Unis. Ses opérations étaient supervisées par Hassan Galal Al-Arousi, connu pour sa proximité avec toutes les franges de la scène culturelle égyptienne, y compris les courants islamistes. Franklin a mené une politique complexe dans ses relations avec les censeurs gouvernementaux et la presse. Sur le plan financier, il a fait appel aux principales maisons d’édition égyptiennes et pour se donner une image rassurante, il a travaillé avec des écrivain·e·s et des traducteurs·rices renommé·e·s, des professeur·e·s d’université de premier plan, les ministères de la culture et de l’éducation. Certaines entités de gauche l’ont accusé d’impérialisme et d’agression envers le régime socialiste égyptien par la promotion du « modèle américain » dans les domaines de la science, de l’art et de l’administration. Il a également été accusé d’exploiter certaines fractures de la société égyptienne. Franklin a publié en Égypte en collaboration avec un certain nombre de maisons d’édition, dont Arab Nahda Publishers, Egyptian Nahda Bookstores et Anglo-Egyptian Bookstore.

L’antenne de Franklin au Caire a participé à un projet au long cours visant à publier l’encyclopédie en langue arabe la plus complète de l’époque. Nous avons appris l’existence de cette entreprise grâce aux archives que nous avons collectées sur le professeur de philosophie et traducteur Zaki Naguib Mahmoud, qui en était le rédacteur en chef et qui a dû démissionner du projet à la suite de sévères critiques d’homologues de gauche. L’encyclopédie a finalement été publiée en 1965, avec le soutien de la Fondation américaine Ford.

Franklin a ouvert une antenne à Beyrouth en 1957, dirigée par trois Palestinien·ne·s : le traducteur et universitaire Muhammad Youssef Nijam, son directeur, la traductrice et romancière Samira Azzam, et le traducteur Ihsan Abbas. Dans les années 1960, ce bureau agrégeait des intellectuel·le·s, des traducteurs·rices et des professeur·e·s de l’Université américaine de Beyrouth. L’antenne se concentrait principalement sur la traduction de littérature américaine contemporaine et de critique littéraire, et publiait en collaboration avec un certain nombre de maisons d’édition beyrouthines telles que Dar Al-Thaqafa, Dar Maktabat Al-Hayat, et la Fondation Al-Ahlia pour l’impression et l’édition.

Lire les mémoires d’acteurs·rices de l’époque fait comprendre que les employé·e·s de Franklin étaient des agent·e·s dont la mission était de réunir de bons textes, de grandes maisons d’édition et d’excellent·e·s traducteurs·rices professeur·e·s à l’université américaine, à Londres ou à Cambridge. Des noms si renommés étaient censés dissiper les soupçons qui pouvaient peser sur les desseins de l’institution américaine. On se doit de reconnaître que les honoraires élevés versés par Franklin aux traducteurs·rices leur permettaient également de travailler à leurs propres projets artistiques ou littéraires.

Les recherches sur le Franklin Book Programs se sont dans l’ensemble avérées difficiles en raison du manque de statistiques sur son travail et de l’omission de son nom en tant que financeur ou éditeur partenaire dans la plupart des catalogues et archives des librairies arabes. Les archives complètes de l’institution ont désormais été versées à l’université de Princeton et sont consultables par les chercheurs·euses en faisant la demande.


L’hégémonie culturelle et le rôle de la mondialisation dans la contestation de la neutralité

Le début de la guerre froide coïncide avec la création du Congress for Cultural Freedom [Congrès pour la liberté culturelle], une institution américaine active dans le monde entier. En 1950, elle s’est installée à Paris suite à une grande conférence ayant rassemblé à Berlin-Ouest des intellectuel·le·s des États occidentaux et d’Amérique pour défendre la liberté culturelle contre le communisme. L’institution s’est déployée dans le monde par le biais d’antennes locales, tandis qu’elle organisait des conférences, offrait des bourses d’études et publiait des magazines culturels tels qu’Encounter en Angleterre, Preuves en France, Der Monat en Allemagne, Tempo Presente en Italie, Mundo Novo en Amérique latine, Black Orpheus au Nigeria, Quest en Inde et Hiwar dans le monde arabe, édité à Beyrouth. L’institution n’a jamais révélé la source de son financement, jusqu’à ce qu’une série d’articles publiée dans le New York Times en 1966 révèle que son budget provenait de la CIA [Agence centrale de renseignement], provoquant un scandale pour les intellectuel·le·s qui travaillaient alors pour elle.

Le Congrès pour la liberté culturelle a ouvert son premier bureau à Beyrouth en 1954, suivi d’un second au Caire en 1959, et ces deux antennes ont constitué son siège dans la région. Le magazine culturel Hiwar était l’un de ses projets les plus importants dans le monde arabe. Nous avons appris les différentes étapes du développement de ce magazine par les lettres échangées dans les années 1960 entre John Hunt à Paris, Simon Jargy (orientaliste français d’origine syrienne et responsable des opérations en Asie) et Jamil Jabr (directeur du bureau de Beyrouth).

Notre voyage dans les archives nous a conduit à découvrir une autre initiative, en marge de la guerre culturelle et éditoriale que se livraient l’Union soviétique et les États-Unis. Il s’agit de l’Association des écrivain·e·s afro-asiatiques, lancée à Tachkent en 1958 avec le soutien des pays ayant participé à la conférence de Bandung en 1955 et d’autres États africains et asiatiques ayant plus récemment obtenu leur indépendance. Influencée par le mouvement des Non-alignés, l’Association des écrivain·e·s afro-asiatiques travaille à renforcer l’esprit de coopération entre les populations d’Afrique et d’Asie. Son siège, initialement établi à Colombo, a été transféré au Caire en 1967 en raison de sa proximité géographique avec l’Afrique subsaharienne. Ce bureau a continué à fonctionner jusqu’en 1978, date à laquelle il a été transféré à Beyrouth suite à la signature de l’accord de Camp David.

De nombreux intellectuel·le·s arabes dont nous avons rencontré les noms au cours de cette recherche étaient actifs·ves au sein de l’association, comme Suhayl Idris, fondateur du magazine Al-Adab, les poètes Nazik Al-Malaika, Adonis et Badr Shakir Al-Sayyab, le penseur politique Hussein Marwa, le critique littéraire Ghali Shukri, etc.

L’association militait pour un plus grand dynamisme éditorial dans les pays africains et asiatiques. En 1967 elle a lancé le magazine Lotus, dirigé par Yusuf Sibai depuis le Caire. Lotus était trimestriel, publié jusqu’à son sixième numéro en 1970 sous le titre Afro Asian Writings. Il donnait à lire des traductions de littérature africaine et asiatique contemporaine et était édité en deux versions, l’une arabe et l’autre anglaise et française. Le magazine jouait un rôle important dans la mise en relation d’écrivain·e·s asiatiques et d’Afrique, opposé·e·s au colonialisme et au néocolonialisme. Malgré le désir d’éviter tout alignement politique avec l’un ou l’autre des deux blocs de la guerre froide, l’Union soviétique est parvenue à capter l’énergie de Lotus et à le soutenir financièrement en coopération avec l’Égypte, la République Démocratique d’Allemagne et l’Inde. La publication de Lotus a été interrompue lors de la chute de l’Union soviétique en 1991, et a repris quelques années plus tard.

Lotus a compté, parce qu’il a constitué une intermédiation culturelle internationale à distance des politiques hégémoniques, parce qu’il ouvrait un nouvel espace d’échange entre pays du Sud, en Afrique, en Amérique latine et en Asie. Par ses traductions, le magazine a contribué à un éveil d’intérêt pour des œuvres littéraires jusqu’alors inconnues dans le monde arabe, notamment pour la littérature et la poésie africaines contemporaines.

Le Congrès pour la liberté culturelle a suivi de près les activités de l’Association des écrivains afro-asiatiques, qui exerçait une influence croissante sur les intellectuel·le·s arabes et africains. Préoccupé par la popularité croissante de l’association, le Congrès a organisé une conférence sur la littérature arabe moderne à Rome en 1961, en coopération avec l’Institut italien pour le Moyen et l’Extrême-Orient et le magazine Tempo Presente. D’important·e·s écrivain·e·s et intellectuel·le·s de pays arabes y ont participé à titre privé, aux côtés d’écrivains occidentaux·ales, dans le but de discuter de littérature arabe et des questions que soulevaient l’oscillation d’écrivain·e·s arabes entre classicisme et modernité. Les participant·e·s ont recommandé d’organiser une conférence internationale sur la littérature arabe contemporaine, et d’encourager la création de résidences d’écriture soutenues par des organisations culturelles.

Les interventions ont été documentées dans les actes du colloque publiés en 1967, et dont nous avons trouvé un exemplaire dans les archives de l’Université américaine de Beyrouth. Par ce livre, nous avons pris connaissance des conversations qui ont eu lieu en coulisse : par exemple les discussions suscitées par la nomination de Jamal Ahmad, écrivain et ambassadeur soudanais au Royaume-Uni et au Liban, comme conseiller culturel de Hiwar - ce qui confirmait l’intérêt croissant de la structure pour le contexte africain. Après une série de débats, Tawfiq Sayegh a été nommé rédacteur en chef d’Hiwar.

À Beyrouth, nous avons eu la chance de rencontrer l’écrivain et chercheur Mahmoud Chreih, spécialiste de Tawfiq Sayegh dont la famille lui a confié les mémoires. Avec Mahmoud Chreih, nous avons examiné le détail des notes de Tawfiq Sayegh les mois précédant la publication du premier numéro du magazine. Ces notes nous ont permis de mesurer la complexité de cette époque et son influence sur la scène culturelle libanaise : nomination de l’équipe, propositions de collaboration à des ami·e·s et écrivain·e·s, honoraires élevés par rapport à ceux dans la région pour des publications comparables.

En peu de temps, ​​Hiwar est devenue l’une des plus importantes publications culturelles de la région ; un espace important pour le développement de la littérature et de la poésie arabes contemporaines ainsi qu’une tribune pour de nouvelles voix intellectuelles. Pourtant, le magazine a fait l’objet de critiques cinglantes dans les milieux arabes. Au Caire, il était vu comme un magazine de droite, tandis qu’il était considéré comme de gauche dans les pays arabes conservateurs. Il a été suspendu à la suite du scandale de son financement par la CIA révélé par le New York Times en 1966. En 1967, Tawfiq Sayegh en publie un numéro double (26/27) qui annonce la fin de sa publication. Le scandale l’affecte personnellement et le pousse à s’installer aux Etats-Unis, où il enseigne à l’université de Californie jusqu’à sa mort quatre ans plus tard.

Les archives du Congrès pour la liberté culturelle sont conservées au sous-sol de la bibliothèque de l’Université de Chicago, dans 500 caisses numérotées. On peut obtenir des informations basiques sur le contenu de ces caisses sur le site de l’Université. Les chercheurs·euses peuvent en consulter une partie, les autres restant scellées jusqu’en 2045.


Édition et politique intérieure

Notre recherche aurait été lacunaire si nous n’avions pas tenu compte de l’effet des questions de politiques intérieures dans les années 1950. Celles-ci ont contribué à une prise de conscience qui, à son tour, a produit de nouvelles formes littéraires exprimant les convictions de leurs auteurs·rices en matière d’évolution culturelle. La montée du panarabisme dans les années 1950 et l’adhésion de nombreux·ses intellectuel·le·s arabes, notamment des écrivain·e·s, des poètes et des critiques - convaincu·e·s que les Arabes étaient uni·e·s par une langue et une culture communes - ont contribué à la formation d’un langage nouveau s’opposant à la division arabe. La cause palestinienne, le droit au retour, le colonialisme français et la guerre d’indépendance algérienne sont alors les principales préoccupations de cette littérature.

Ces idées novatrices trouvaient leur place dans le magazine Al-Adab, créé par Suhayl Idris en 1953 et qui a été publié avec régularité pendant plus de 60 ans. La montée du nassérisme et l’influence des idées de Jean-Paul Sartre sur la littérature engagée ont conduit Idris à lancer le magazine, qui est devenu une plateforme pour la littérature panarabiste et anti-impérialiste. Al-Adab a contribué à développer la poésie arabe en prose, à la libérer des strophes rimées, réunissant d’important·e·s écrivain·e·s arabes tel·le·s que Nazik Al-Malaika en Irak, Hussein Marwa au Liban ou encore le critique littéraire Ghali Shukri en Égypte. Elle a également publié les œuvres de Ghaeb Tumah Farman (mentionné plus haut), entre autres.

L’activité politique des intellectuel·le·s impliqué·e·s dans Al-Adab en a fait un miroir de l’histoire politique et culturelle de la région. Il n’est pas surprenant que certain·e·s de ses écrivain·e·s aient pris part à l’Association des écrivain·e·s afro-asiatiques, à même d’élargir leurs horizons et leur pensée par ses conférences ou par le travail dans ses bureaux régionaux. Suhayl Idris a participé des années au comité de rédaction du magazine Lotus, publié par l’Association des écrivains afro-asiatiques. Nous avons beaucoup peiné à obtenir des numéros d’Al-Adab, dont l’importance en a fait un trésor pour les institutions du Golfe telles que des universités, des bibliothèques ou des archives. Nous sommes finalement parvenus à mettre la main sur une collection de numéros à l’Orient-Institut de Beyrouth1. Le site internet de la revue donne par ailleurs accès à l’ensemble de ses archives.

À quelques mètres de là à Beyrouth se trouve le lieu où est né un des courants de poésie modernistes, sous l’impulsion du poète et traducteur syrien Yusuf Al-Khal, fondateur du magazine Shi’ir [poésie]. Créé en 1957, Shi’ir a publié 44 numéros et embrassé la critique dite auto-oppositive, c’est-à-dire une littérature s’interrogeant sur elle-même. C’était un espace ouvert à la poésie arabe moderne, à la poésie traduite, la critique, les nouvelles, les recensions littéraires nationales et internationales.

Shi’ir s’est transformé, passant d’une entreprise personnelle à une œuvre collective et devenant un véritable phénomène cultuel arabe. Il a réuni des écrivain·e·s tel·e·s que le poète Adonis, la traductrice et critique Khalida Said, la poétesse et critique Salma Khadra Jayyus qui a traduit en arabe des œuvres importantes de la littérature américaine contemporaine, Riyad Najib Rayyis, journaliste puis secrétaire du magazine Hiwar, et le romancier et traducteur palestinien Jabra Ibrahim Jabra.

Des initiatives connexes ont vu le jour en parallèle de Shi’ir. Une maison d’édition également appelée Shi’ir a été créée, et a publié des traductions et de la critique littéraire. Le groupe Khamis Shi’ir [rencontres poétiques du jeudi] s’est régulièrement réuni dans les années 1960, regroupant nombre de poètes et d’écrivain·e·s arabes. Le magazine Shi’ir dépendait en partie d’autofinancement, en partie des abonnements, et a été contraint de cesser de paraître à la fin des années 1960. En cause, un trop faible budget mais aussi de cinglantes critiques qui lui étaient adressées, lui reprochant d’avoir été influencé par la culture et l’art européens et américains et d’avoir tourné le dos à l’héritage arabe. Un certain nombre d’écrivain·e·s chiites ont rejoint Hiwar, qui était financé par le Congrès pour la liberté culturelle.

En plus de la production d’écrits collectifs prolifiques et de l’engagement politique et littéraire d’auteurs·rices rassemblé·e·s par des titres comme Al-Adab, Shi’ir et Hiwar, il est à souligner que de nombreux individus se sont mus librement entre des espaces contradictoires. Nous avons notamment été frappés par l’écrivaine féministe Layla Balabakki, dont les œuvres ont été publiées dans des journaux et ont nourri des discussions animées. Son roman Un vaisseau de tendresse vers la lune2 a été retiré à la vente en 1964. Première romancière libanaise jugée pour ses écrits, Balabakki a été accusée d’atteinte aux bonnes mœurs pour des références érotiques que comportait son roman. Quoi qu’il en soit, son engagement pour de nouvelles valeurs sociales lui attache de nombreux·ses intellectuel·le·s.

Nous avons enfin été frappés par la vie du poète Badr Shakir Al-Sayyab et le soutien qu’il apportait au panarabisme, qui a fait de lui un collaborateur régulier d’Al-Adab pendant des années. Al-Sayyab a également publié sa poésie dans Shi’ir, et a travaillé pour le magazine Hiwar, pour le Franklin Book Programs et le Congress for Cultural Freedom, qui l’ont tout à la fois soutenu et exploité alors qu’il était très précaire et souffrait d’une maladie chronique.


Conclusion

Notre voyage de recherche nous a menés à Beyrouth, Damas et Berlin, où nous avons visité nombre d’institutions et interviewé des éditeurs·rices historiques et certain·e·s de leurs contemporain·e·s. Ce travail nous a permis de constituer les bases d’une archive cataloguée qui documente une cinquantaine de protagonistes : des individus, des institutions, des groupes informels, des publications et des maisons d’édition, dont nous avons partagé les histoires avec vous. Cette recherche nous a permis de suivre les différents fils qui unissent ces protagonistes, les relations de coopération, de travail, d’argent, d’amitié et d’amour.

Le travail ne s’est cependant pas arrêté avec cette archive ; au contraire, il a soulevé des questions sur l’écriture de l’histoire culturelle arabe et sur l’élargissement par l’archive de notre perspective sur le passé, nous détournant du piège de la fétichisation. Il était important pour nous de comprendre les relations complexes qu’entretenaient les intellectuel·le·s avec l’idéologie, la politique, les financements institutionnels ; de comprendre dans quelle mesure la politique était inhérente aux pratiques culturelles et pouvait être un facteur décisif dans la naissance ou l’abandon de certains projets. La guerre froide a été un moment très singulier sur le plan culturel, et a mené à la mondialisation telle que nous la connaissons aujourd’hui. Cette hypothèse que nous formulons nous pousse à enquêter sur les dénominateurs communs entre passé et présent, à mettre en lumière les similitudes et les différences en matière de financements, de politique ou encore de travail dans le domaine culturel. Dans les années 1960, la nature du soutien a évolué : l’enjeu n’était plus tant la traduction d’œuvres occidentales en arabe, la propagation du savoir occidental, mais l’intégration des intellectuel·le·s arabes comme partenaires au sein d’un réseau mondial d’acteurs·rices culturel·le·s. Ainsi, de nouvelles voix se sont fait entendre au niveau mondial. Notre enquête cherche à déterminer si les politiques culturelles sont aujourd’hui si différentes de celles des puissances bipolaires dans le soutien des intellectuel·le·s et de l’édition en Méditerranée orientale et en Afrique du Nord. Ces politiques revendiquées dans des conférences ou des événements projetaient une forme d’égalité entre les intellectuel·le·s arabes et leurs pairs occidentaux·ales. Nous cherchons à savoir comment les intellectuel·le·s arabes peuvent aujourd’hui trouver leurs propres espaces de créativité, de collectivité et de résistance dans une forme nouvelle de mondialisation culturelle.

1
Fehras Publishing Practices, Borrowed Faces n°1, 2019, roman photo édité en arabe et anglais, 136 pages, édité à 1000 exemplaires
2
Fehras Publishing Practices, Borrowed Faces n°1, 2019, roman photo édité en arabe et anglais, 136 pages, édité à 1000 exemplaires