Présentée en 2020 au Centre Régional d’Art Contemporain Occitanie à Sète, c’est attentive au contexte alsacien que rouvre « Qalqalahقلقلة : plus d’une langue » à La Kunsthalle en février 2021. Ville frontalière et historiquement ouvrière, métropole européenne, Mulhouse est polyglotte : outre les dialectes alémaniques et franciques traditionnels, on y parle et entend l’allemand, l’anglais, l’arabe ou le turc. L’exposition y sera enrichie d’un atelier et d’un événement public avec Achim Lengerer / Scriptings autour des enjeux politiques et linguistiques de l’enseignement et de l’apprentissage de la langue française en contexte de migration, prolongeant un travail débuté à Berlin en collaboration avec Christine Lemke. En outre, ce texte curatorial bénéficie pour l’exposition d’une traduction inédite vers l’arabe.
Le nom de Qalqalahقلقلة nous vient de deux nouvelles de la commissaire d’exposition et chercheuse égyptienne Sarah Rifky. L’héroïne éponyme de ces fictions, Qalqalah, est artiste et linguiste et habite un futur proche recomposé par la crise financière et les révoltes populaires des années 2010. Ses méditations poétiques autour des langues, de la traduction et de leur pouvoir critique et imaginant ont accompagné nos réflexions, et ne nous ont plus quittées depuis. Qalqalahقلقلة est ainsi devenue une plateforme de recherche artistique en ligne, entre trois langues et deux alphabets – arabe, français et anglais. Voici qu’elle prend la forme d’une exposition.
Le titre « Qalqalahقلقلة : plus d’une langue » orchestre la rencontre entre notre héroïne et une citation de Jacques Derrida. Dans Le monolinguisme de l’autre, le philosophe, né en 1930 en Algérie, raconte sa relation ambigüe à la langue française, prise dans les rets de l’histoire militaire et coloniale. Le livre s’ouvre sur une affirmation paradoxale : « Je n’ai qu’une langue, ce n’est pas la mienne », contredisant toute définition propriétaire, figée ou univoque de la langue – qu’il s’agisse de français (comme l’exprime joliment la chercheuse Myriam Suchet, lorsqu’on met un « s » à français, il faut l’entendre comme un pluriel), d’arabe (enseigné comme « langue étrangère » dans l’Algérie coloniale et aujourd’hui deuxième langue parlée sur le territoire français dans ses déclinaisons dialectales) ou d’anglais (langue globalisée et dominante dans l’art contemporain).
Ces trois langues (mais pas seulement) se retrouvent dans l’exposition, chacune porteuse d’enjeux politiques, historiques et poétiques qui s’entrecroisent et se répondent. L’exposition est ainsi traversée de signes et de voix, rappelant que les langues sont inséparables des corps qui parlent et écoutent – tout·e locuteur·trice « s’exprimant également par le regard et les traits du visage (oui, la langue a un visage) », pour reprendre les mots de l’écrivain et chercheur marocain Abdelfattah Kilito. Les œuvres se font l’écho de langues multiples, hybrides, acquises au hasard de migrations familiales, d’exils personnels ou de rencontres déracinées. Langues maternelles, secondaires, adoptives, migrantes, perdues, imposées, vulgaires, mineures, inventées, piratées, contaminées… Comment (se) parle-t-on en plus d’une langue, en plus d’un alphabet ? Comment écoute-t-on, depuis l’endroit et la langue dans lesquels on se trouve ? L’exposition propose ainsi, en filigrane, d’interroger le regard que nous posons sur les œuvres en fonction des imaginaires situés qui nous façonnent.
Repensée pour les espaces de La Kunsthalle, l’intervention graphique in situ de Montasser Drissi chemine dans l’exposition en mettant en relation les alphabets latin et arabe et les langues anglaise, arabe et française, donnant à voir des lettres et des mots mais surtout des références textuelles toutes présentées sur les murs dans leur langue d’origine.
Opérations de traduction, de translittération, de réécriture, d’archivage, de réédition, de publication, de montage, voire de moulage ou de karaoké, apparaissent ainsi au gré des œuvres comme autant de tentatives pour donner à voir et à entendre des histoires qui, parfois, se dérobent. Au-delà d’une approche linguistique, il s’agit bien d’ouvrir un espace où déployer des récits pluriels et des témoignages hétérogènes, en s’appuyant, en plus d’une langue, sur l’un des sens possibles du mot arabe قلقلة – « un mouvement du langage, une vibration phonétique, un rebond ou un écho ».
Victorine Grataloup est curatrice, co-fondatrice de la plateforme d’échanges artistiques, de recherche et d’édition trilingue Qalqalahقلقلة (avec Virginie Bobin, avant d’être rejointes par Line Ajan, Montasser Drissi, Vir Andres Hera et Salma Mochtari) ainsi que du collectif curatorial Le Syndicat Magnifique (avec Thomas Conchou, Anna Frera et Carin Klonowski), dédié à la création émergente. Elle a étudié l’histoire et la théorie des arts à l’EHESS (Paris), la Humboldt Universität (Berlin) et à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, où elle enseigne aujourd’hui, et a travaillé au Palais de Tokyo, à KADIST, à Bétonsalon - centre d’art et de recherche et au Cneai avant d’exercer ses fonctions de commissaire d’exposition en indépendante.
Son travail est transdisciplinaire et collaboratif, à l’intersection de problématiques artistiques et sociales à la croisée des langues. Elle s’intéresse aux enjeux politiques et affectifs des pratiques artistiques, aux imaginaires collectifs et aux représentations minoritaires, aux institutions souhaitables et hospitalières.
Virginie Bobin
Virginie Bobin travaille au croisement de la recherche, des pratiques curatoriales et éditoriales, de la pédagogie et de la traduction. Depuis 2018, elle mène une recherche doctorale autour des enjeux politiques et affectifs de la traduction, dans le cadre du PhD-in-practice en recherche artistique de l’Académie des Beaux-Arts de Vienne. La même année, elle co-fonde avec Victorine Grataloup l’association Qalqalahقلقلة, plateforme d’échanges artistiques, de recherche et de traductions. Elle mène parallèlement un dialogue au long cours avec l’artiste Mercedes Azpilicueta, qui donne lieu à une exposition en trois volets présentée à CentroCentro (Madrid), au Museion (Bolzano) et au CAC Brétigny en 2019-2021.
Auparavant, elle a été Responsable des programmes de la Villa Vassilieff, lieu de résidences, de recherche et d’expositions qu’elle a co-créé en 2016. Elle a travaillé pour Bétonsalon – Centre d’art et de recherche, le Witte de With Center for Contemporary Art, Manifesta Journal, Les Laboratoires d’Aubervilliers et Performa, la Biennale de Performance de New York. Ses projets curatoriaux et de recherche ont été présentés dans des institutions internationales, telles que MoMA PS1, e-flux space ou Tabakalera. Outre ses contributions à diverses revues internationales, elle a dirigé deux ouvrages collectifs : Composing Differences (Les Presses du Réel, 2015) et Re-publications (en collaboration avec Mathilde Villeneuve, Archive Books, 2015).