Notre compagnonnage avec Rasha Salti a commencé en 2012, avant même la naissance de Qalqalah. Nataša Petrešin-Bachelez, Virginie Bobin et Rasha formaient alors le « Love Collective », nom clandestin de l’équipe éditoriale de Manifesta Journal, partageant potins, sucreries et discussions artistiques passionnées. Puis, en 2017, nous avons été profondément touchées par la lecture de son texte Be Still My Beating Heart, part 3. Sous l’apparence d’une fable polyphonique, Rasha proposait une critique acerbe du discours pseudo-humaniste associé à la promotion de l’art en tant que projet civilisationnel au Moyen-Orient, avec des réminiscences coloniales avérées. Sous la direction éditoriale de Lotte Arndt, ce texte et sa traduction française sont venus clôturer Qalqalah #3 (dans une vie antérieure, Qalqalah était un reader en ligne publié par Bétonsalon - Centre d’art et de recherche et KADIST Paris). En novembre 2018, nous avons invité Rasha à participer à une lecture publique dans les locaux de KADIST à Paris. Cet événement représentait un jalon important dans les vies multiples de Qalqalah : il devait célébrer à la fois la parution de Qalqalah #3, marquant la fin du projet éditorial sous sa forme antérieure, et l’annonce de sa réincarnation prochaine sous le nom de Qalqalah قلقلة — telle qu’elle existe aujourd’hui. Nombre de collaborateur·trice·s passé·e·s de Qalqalah étaient présent·e·s. Nous y avons aussi noué ou resserré des liens avec certain·e·s de nos complices actuel·le·s. Ce soir-là, Rasha nous a fait cadeau d’un nouveau texte, réflexion à la fois lucide et émouvante sur sa pratique curatoriale et sur l’art en temps de guerres et d’exils, émaillée de vignettes poétiques marquées par l’absurde, la perte et l’engagement. De tels textes « ne trouvent vraiment leur place nulle part », a-t-elle confié. Nous sommes d’autant plus heureuses de pouvoir les partager avec vous, au moment où Qalqalah قلقلة renaît sous une nouvelle forme, que nous espérons propice aux fugues et aux battements de cœurs.





Calme tes battements, mon cœur.
Une nouvelle fugue

Je voudrais commencer par remercier la merveilleuse équipe de Qalqalah, tout particulièrement Virginie Bobin et Lotte Arndt, pour leur invitation. Et l’incroyable équipe de KADIST qui accueille cette lecture. Il n’est pas facile de trouver une vraie place à Paris, mais j’ai eu le privilège de pouvoir y trouver une vraie communauté, une « tribu » en quelque sorte. Cela a commencé aux Laboratoires d’Aubervilliers, avec les lumineuses Nataša Petrešin-Bachelez et Virginie Bobin. Et je leur suis toujours reconnaissante de leur générosité, de leur amitié et de leur soutien inépuisable.

« La question qui parcourt [mon livre] est celle-ci : « Qu’est-ce que c’est qu’aujourd’hui, et qu’est-ce que c’est que nous, aujourd’hui ? » C’est quoi les lignes de fragilité, les lignes de précarité, les fissures dans la vie africaine contemporaine ? Et éventuellement, comment ce qui est pourrait ne plus être, pourrait donner naissance à autre chose ? Et donc, si vous voulez, c’est une réflexion sur les fractures, sur ce qui reste de la promesse de vie lorsque l’ennemi n’est plus le colon, à proprement parler, mais le « frère ». Le livre est donc une critique du discours africain sur la communauté et la fraternité.

On peut donc dire qu’il ne s’intéresse à la mémoire qu’en tant que celle-ci est d’abord une question de responsabilité devant soi et devant un héritage. Je dirais que la mémoire est, par-dessus tout, une affaire de responsabilité à l’égard de quelque chose dont on n’est pas souvent soi-même l’auteur. D’ailleurs, je crois qu’on ne devient vraiment homme que dans la mesure où l’on est capable de répondre de ce dont on n’est pas l’auteur direct, de celui avec qui on n’a, apparemment, rien en partage. Il n’y a de mémoire, véritablement, que dans le faisceau d’injonctions, d’exigences que le passé non seulement nous transmet, mais aussi nous oblige à contempler. Je suppose que le passé nous oblige à lui répondre de façon responsable. Il n’y a donc de mémoire que dans cette assignation à une responsabilité. » Achille Mbembe, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? » in Esprit, décembre 2006.

J’ai composé Calme tes battements, mon cœur comme une fugue, en trois mouvements, ou trois parties. Les deux premières ont été écrites en réponse à l’invitation du collectif curatorial WhW, de Zagreb, à donner une conférence sur ma pratique curatoriale au programme HomeWorks à Beyrouth, en 2015. La troisième partie a été écrite pour la conférence Curating the Global [à la Fondation Luma à Arles en 2017, NdE]. J’ai cité ce long passage tiré d’un entretien avec Achille Mbembe car il contient plusieurs des motifs cardinaux qui ancrent, ou orientent, ma propre pratique curatoriale : vivre et travailler dans des géographies de la précarité, dans des corps sociaux fracturés, là où ton ennemi est ton frère plutôt que l’étranger, où les futurs sont en ruine. Mémoire, responsabilité, transmission et héritage. Voilà des notions et des questions récurrentes qui informent — et tourmentent — ma façon de percevoir la pertinence, l’urgence ou la subversion d’une pratique curatoriale.

La théorie de l’art contemporain et les pratiques curatoriales et artistiques se sont, à maintes reprises et de diverses façons, confrontées aux complexités et aux mystères de la mémoire, de la remémoration, des affects, des traces archivistiques, des documents, des rumeurs, des on-dit, des enquêtes, etc. Au bout du compte, tout l’enjeu se trouve condensé dans l’acte de re-dire et dans la reconstitution d’un événement ou d’une pratique oubliés, passés sous silence ou restés inédits. Au cours de plusieurs projets de recherche qui ont précédé ou donné forme à mon travail curatorial en cinéma et en art, je me suis retrouvée dans des situations (parfois au cours d’entretiens) où j’ai totalement échoué à trouver le cadre ou la syntaxe appropriés pour transmettre ce qu’on m’avait confié. La forme de l’entretien requiert une dramaturgie subtile, une certaine séduction, on encourage la vanité de la personne interviewée, on crée un cadre de confiance et de complicité propice à la transmission d’informations ou de savoirs privés… On fictionnalise toujours le passé, le présent et le futur, mais lorsqu’on nous confie des secrets qu’on a promis de ne pas répéter, passer par la fiction devient l’unique parade pour les retransmettre. La fiction m’a offert la sécurité et l’impunité dont j’avais besoin pour réitérer l’indicible et révéler ce qui était tenu secret, en explorant un passé récent amputé de ses faits et de ses traces documentaires. La fiction m’a aussi permis de dénouer les fils embrouillés du « double » langage qui oriente notre perception du monde, le langage envahissant et hégémonique des autorités (gouvernements, médias, multinationales) et le langage de nos expériences vécues qui, parfois, contredit ou trouble le premier.

La première partie, écrite à la première personne du singulier, emprunte la voix d’un artiste irakien ayant vécu en exil loin de sa terre natale depuis le début des années 80. Une fois devenu vieux, il établit un atelier à Amman, où il produit secrètement des œuvres d’art qu’il attribue à des artistes irakiens décédés, dont il a été l’ami proche autrefois et qui étaient restés en Irak. Ces œuvres sont présentées aux maisons de vente aux enchères comme des « trouvailles récentes » et vendues comme de « rares découvertes » ; l’artiste qui les a forgées est aussi l’expert auquel les maisons de vente font appel pour les authentifier. En vérité, d’innombrables rumeurs courent au sujet de tels faux dans le monde des collectionneur·euse·s d’art moderne arabe, et certaines galeries se sont fait sévèrement taper sur les doigts pour avoir participé à des fraudes. Dans la première partie de ma fugue fictionnelle en histoire de l’art, l’enjeu était ailleurs : et si ces contrefaçons de la main d’un artiste vieillissant témoignaient d’une forme d’amour et non de convoitise ? Et si ces remises en scène de leur travail étaient des manières de se glisser dans leurs imaginaires, de les ranimer à travers leur pratique, leur monde, de raviver leur complicité d’autrefois ? Et si c’était un profond désir de se rapprocher d’eux, de réparer les failles du passé qui motivait le vieil artiste ?

Dans la deuxième partie de la fugue, j’entreprends un dialogue impossible avec un livre intitulé Maalesh : journal d’une tournée de théâtre, de Jean Cocteau. Déjà, je n’aurais jamais soupçonné que Cocteau soit l’auteur d’un journal intitulé Maalesh, ce qui, en arabe dialectal, signifie « ce n’est rien », ou « ça va passer », ou « peu importe », ou même « ce n’est pas grave ». J’ai trouvé ce livre sur les étagères à 1 euro d’un bouquiniste parisien. Il est couvert de notes assurées, sérieuses et rigoureuses au crayon mine, ce qui suggère la main d’un·e éditeur·trice. Entre les mois de mars et de mai 1949, Cocteau et une troupe d’acteur·trice·s visitent Le Caire, Alexandrie, Beyrouth, Istanbul et Ankara pour présenter plusieurs de ses pièces. Maalesh est le journal de ce voyage, rédigé à bord d’avions, de bateaux, de voitures ou dans des halls d’hôtels. Cocteau écrit : « Pendant deux mois et dix jours, j’ai été Maître, Mon Maître, Mon cher Maître, Excellence, M. l’Ambassadeur, Docteur, Professeur, Müdür, et tout ce qui peut ressembler à un titre dans ces pays où l’on s’explique mal un homme qui n’en porte pas. Homme je suis parti, homme je rentre. Et pas homme de lettres. Homme tout court. » Maalesh est dédié à A.S.E. Mohamed Wahid-El-Din, et est ainsi dédicacé : « Cher Wahid, vous m’avez demandé, un soir, si j’accepterais de vous dédier un livre. Bien des pages de ce livre n’ont été écrites que grâce à vous. » Maalesh est très intéressant à lire ; le livre est parfois amusant, parfois exaspérant et, au bout du compte, son absence d’inhibition est captivante. S’il a été relu par un·e éditeur·trice avant d’être publié, alors cela a dû être fait d’une main ou d’un œil à la fois pressés et indulgents. L’épigraphe se termine ainsi : « Acceptez ce journal de Théâtre en m’excusant si les choses que j’y note outrepassent les règles de l’hospitalité. Peut-on réduire un bavard au silence ? Blâmez-moi en public. Aimez-moi en secret. » Je n’ai pas fait suffisamment de recherches pour identifier Mohamed Wahid-El-Din, mais il appartenait clairement à l’élite et devait être extrêmement riche. Il a mis plusieurs voitures à disposition de Cocteau et de sa troupe, et a chargé son secrétaire personnel, Carullo, d’accompagner Cocteau partout — provoquant parfois l’irritation de ce dernier (inutile de dire que l’idée d’un secrétaire personnel italo-égyptien lancé aux trousses de ce prince-diva français caractériel à travers les rues du Caire m’amuse irrésistiblement). Comme je suis encline à la superstition, j’ai décidé que ce livre, ou plutôt cette édition particulière du livre (avec ses notes acharnées au crayon mine), ne s’était pas retrouvé entre mes mains par pure coïncidence. La fugue tâche d’imaginer le journal de Carullo dans ses pérégrinations aux côtés de Jean Cocteau.

La troisième partie aborde, sous forme de parabole, d’éternelles questions qui reviennent nous hanter jusqu’à aujourd’hui. Le titre que je lui avais initialement donné, « Shooting an Elephant in an Arab Museum » [Tirer sur un éléphant dans un musée arabe], rendait hommage à un texte qui m’a profondément marquée, la nouvelle de George Orwell intitulée « Tirer sur l’éléphant », publiée dans Une histoire birmane. Cette chronique personnelle de son service dans les forces de police coloniales en Birmanie représente à mes yeux un texte fondateur pour penser l’entreprise coloniale, et il devrait être étudié plus attentivement et plus souvent.

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Les personnes paresseuses telles que moi attendent de recevoir une invitation comme celle-ci, généreuse et affectueuse, pour oser expérimenter. Quand Lotte et Virginie m’ont contactée pour participer au lancement public de Qalqalah, la lecture du texte publié dans le journal m’a d’abord paru la chose la plus évidente à faire. En y repensant, j’ai réalisé qu’au cours du temps, et tout particulièrement en raison de voyages fréquents, j’ai accumulé de petits textes qui ne trouvent vraiment leur place nulle part, qui ne sont ni matière à conférences, ni à articles ou à débats sérieux. Et pourtant ils sont vitaux, car ils témoignent de ma propre expérience vécue — d’événements auxquels j’ai assisté ou que j’ai observés — et marquent profondément ma pratique curatoriale : la façon dont je lis les images, décode la poétique et le sens, et ressens l’urgence. Alors ce soir, pour la première fois, j’aimerais lire un ensemble d’anecdotes, de vignettes de mon quotidien qui m’ont marquée pour une raison ou pour une autre. Je les vois comme la doublure intérieure ou les coutures de ma pratique curatoriale. Je vous remercie de votre patience.


Rabat, 2004

La troupe répétait dans les couloirs du théâtre national depuis des semaines. Elle n’avait été autorisée à utiliser le théâtre lui-même que le jour précédant la première. La troupe du théâtre national et le théâtre national sont deux entités distinctes au Maroc, une tribu et un espace, aux destins séparés. Leurs missions nationales convergent uniquement le jour des représentations. La première devait inaugurer une nouvelle adaptation du Tartuffe de Molière, interprétée en arabe dialectal et placée sous l’égide de Bertold Brecht. Le metteur en scène de la troupe nationale appartenait à cette génération qui trouve en Brecht une ressource illimitée pour imaginer de nouveaux modes de représentation et d’expression. Le directeur du théâtre national était de la même génération et se targuait lui aussi d’être un adepte de Brecht.

Le personnage de Tartuffe était tel qu’il nous est aujourd’hui familier à tou·te·s, dans un monde où la religiosité conservatrice procure aux hommes une supériorité morale et une autorité justifiant sermons, censure et la perpétration de violences et d’abus. Au théâtre national ce soir-là, Tartuffe apparaissait sous les traits d’un représentant d’une de ces hordes de fondamentalistes islamistes ordinaires. En l’honneur de Brecht, il était logé dans les premiers rangs, parmi les officiels, les ministres et les notables auxquels ces sièges sont habituellement réservés. Il s’assit en toute discrétion ; son comportement n’attira l’attention de personne sur l’agent social installé dans un des sièges aux premiers rangs. Le public de la première emplit la salle et la pièce commença.

Alors que la pièce suivait son cours et que tout le monde attendait le fameux « Cachez ce sein que je ne saurais voir ! », un homme menaçant, vêtu à la manière des fondamentalistes, se leva de son siège aux premiers rangs du théâtre et s’exclama : « Tsettri ya horma ! » [« Femme, couvre-toi ! »]. Le public, saisi d’horreur, se figea ; poursuivant ses vitupérations et ses sermons, l’homme se dirigea vers la scène. Le directeur du théâtre national bondit de son siège pour se précipiter vers les vigiles. Son pire cauchemar était devenu réalité, les Islamistes avaient envahi son théâtre et les officiels étaient en péril. Poursuivant sa performance, Tartuffe monta sur scène, sous les applaudissements du public. À peine quelques minutes plus tard, le directeur du théâtre, à bout de souffle, faisait irruption dans la salle, flanqué de vigiles aux armes brandies. En voyant le terroriste fondamentaliste debout sur la scène, en pleine performance, il se figea. Le public explosa de rire.


Damas, 2005

Pour beaucoup, les œuvres de Youssef Abdelké ne représentaient rien d’autre que ce qui était visible dans ses dessins : squelettes d’animaux, poissons morts, chaussures, une banane, une rose, un lys, un service à thé en porcelaine, et un poing — exactement ce qu’annonçait le titre de chaque dessin. Chaque dessin, sauf le poing. Vigoureusement serré — avec acharnement, presque — amputé juste au-dessus du coude. Le dessin était intitulé « Hommage à la génération des années 70 ». Les natures mortes [en français dans le texte, NdT] témoignaient d’une grande maîtrise du genre, avec leurs hachures au fusain, leurs sinistres octaves de clair-obscur, plus sombres qu’il n’est admis par les conventions du genre. L’exposition, présentée dans le Khan Assad Pacha, au cœur du souk Hamidiyé, marquait le retour tant attendu d’Abdelké à Damas. La première rencontre avec ces dessins d’une apparente sincérité provoquait le frisson inattendu d’une horreur contenue, d’une peur glacée. Ce parfum d’effroi n’émanait pas seulement des échos macabres de la palette, mais aussi d’une succession d’écarts furtifs que l’artiste s’était permis, à des degrés divers, vis-à-vis des conventions. La perspective, par exemple, était légèrement décalée, assez pour esquiver le réalisme, assez pour trahir les règles établies. Les éléments de la composition formaient d’étranges associations : un papillon mort reposait à côté du squelette d’un animal ; non loin du lys émergeant gracieusement d’un vase étroit se trouvait un os. La taille de chaque image, parfois plus grande que d’habitude pour un dessin, parfois d’une hauteur ou d’une largeur disproportionnées, se démarquait aussi des conventions. Sans aucun doute, la récurrence du poisson mort et du squelette animalier parmi les sujets représentés, avec leurs orbites béantes et leurs dents proéminentes, accentuait l’évocation sinistre.

Lors du second passage devant les œuvres, les hachures au fusain semblaient avoir acquis un pouvoir magnétique. Le rendu des objets était suffisamment réaliste pour qu’on puisse encore reconnaître la forme pour ce qu’elle était — le poisson pour un poisson, la chaussure pour une chaussure — mais ils transpiraient la vie. Le poisson, bien que mort, semblait nous rendre notre regard avec le désespoir accusateur d’un être dont on vient juste de prendre la vie. De même, les orbites creuses des squelettes nous renvoyaient notre regard. La chaussure d’homme, son cuir abîmé éreinté par l’usage, ses lacets défaits, témoignait des fardeaux quotidiens du travail bureaucratique. La chaussure de femme, aux bosses irrégulières forgées dans la douleur d’une infinité d’heures passées à la porter, racontait la témérité de l’attachement à un statut social. Pétris d’ombre et non de lumière, alors qu’ils commençaient faiblement, lentement à prendre vie, ces objets banals, mis en scène comme des natures mortes, devenaient des emblèmes. L’identification entre la chose et l’objet représenté se métamorphosait : le poisson n’était plus seulement un poisson, mais une vie étouffée ; le squelette n’était plus seulement un squelette, mais la carcasse d’une vie, cloisonnée dans une boite close et sombre ; et la chaussure plus seulement une chaussure, mais la panoplie d’une vie rêvée, à la dignité différée, usée. Les signifiants se muaient en signifiés. Le poisson, le lys, la chaussure, et le délicat service en porcelaine commencèrent à dévoiler d’autres identifications, à ressusciter l’écho de ce qu’ils représentaient par essence — ce moment glacé, effrayant où l’on devient témoin de vies volées, de vies emprisonnées dans des boites obscures, et de rêves expirés dans un dernier soupir d’obéissance aux règles d’un système. La chaussure n’était plus une chaussure vue, connue, possédée ; elle devenait l’emblème de ce qu’on avait toujours eu peur de voir, la représentation d’une vie anonyme, abattue par l’asservissement à un système qui dévore les êtres humains et les transforme en emblèmes inoffensifs. Ce système où la grâce et la beauté, comme celles du lys souple et fier, ne peuvent être dissociées de la mort d’une autre vie. Ce n’étaient pas des natures mortes réalisées au fusain, c’étaient des représentations visuelles du pouvoir métaphorique des emblèmes. Loin d’être mortes, elles battaient d’une vie à l’extrême limite de la mort, refusant obstinément de se rendre — une vie revenant, telle un fantôme, nous appeler à témoigner, démasquer, attester.

Rien n’était ce qu’il paraissait être au premier abord, sauf en ce qui concerne le singulier dessin du poing fermé, explicitement intitulé par l’artiste en hommage à la génération des années 70. Son pouvoir était allégorique, son histoire racontée par tous les autres dessins de l’exposition. Le poing était raide de défi, muscles et veines tendus d’une force farouche malgré son amputation. La génération des années 70 en Syrie — brisée, humiliée, vaincue, emprisonnée, torturée, tuée, trahie — avait encore l’âme combattante, son poing n’était pas encore défait. Son corps réduit à l’état de carcasses, de squelettes, de chaussures, nous hantera toujours, avec son regard accusateur.

Le soir du vernissage, des centaines de personnes de tous horizons affluèrent dans l’espace d’exposition. Parmi elles, des représentant·e·s de cette génération des années 70 avaient fait le déplacement de tous les coins du pays pour rendre hommage à leur frère d’armes. Youssef Abdelké, emprisonné de nombreuses fois en raison de ses convictions politiques, avait été forcé à l’exil 25 ans auparavant. Il n’était jamais revenu avant cette exposition de dessins. Dans un article pour Mulhaq al-Nahar [supplément culturel hebdomadaire du premier quotidien de langue arabe au Liban, NdT], Mohamad Ali Atassi tenta de comptabiliser les années volées à leurs vies collectives, passées en détention. Il intitula son texte : « Mille ans en détention et, sous le même toit, l’espoir » (15 mai 2005). L’un·e après l’autre, il·elle·s se photographièrent avec lui, s’étreignant les mains, leurs poings chaudement enlacés, devant ces images de cendre qui osaient représenter ce dont toute représentation était interdite.


Beiteddine, 2016

Sa longue toison de cheveux roux et bouclés semblait flamboyer sous les projecteurs. Elle s’était teinte en roux, cela accentuait son aura de diva. Lena Chamamyan était née à Alep, fille d’Arménien·ne·s ayant survécu au génocide, mais elle vivait à Paris depuis quelques années. Soprano reconnue, elle chantait en arabe et en arménien, un répertoire d’une ampleur impressionnante, couvrant aussi bien la musique arabe et les chants populaires traditionnels arméniens que l’opéra occidental. C’était en 2016, j’étais venue en famille assister à son concert au festival de Beiteddine. Alep était assiégée et plus d’un million de réfugié·e·s syrien·ne·s vivaient alors au Liban, pour la plupart dans des camps. Dans des tentes. Après la première chanson, elle prit la parole en arabe. Elle avait un accent distinct. Elle évoqua Alep, assiégée. La population libanaise (y compris les communautés arméniennes) se divise en deux camps au sujet du conflit syrien : la moitié ou presque soutient le régime d’Assad, l’autre veut le voir démis, fini. Il était impossible de déterminer la couleur politique du public, le répertoire de Chamamyan étant rarement politique ou clivant. Mais un consensus officieux existait cependant pour penser qu’1,1 million de réfugié·e·s représentait un authentique fardeau pour l’économie et l’avenir politique du pays, bien que l’aide internationale déboursée par l’intermédiaire d’organisations libanaises ait en fait généré de réels bénéfices pour la junte au pouvoir. Après la troisième chanson, Chamamyan marqua une pause et annonça qu’elle voulait chanter une vieille chanson populaire arménienne, a cappella. Sa voix baissa d’une octave pour prendre une teinte grave, sombre et plaintive. Au moment du refrain, elle traduisit une phrase en anglais : « Bientôt nous partirons, par-delà les montagnes. »

Le choix de cette complainte m’a intriguée car, pour les Arménien·ne·s, la promesse du retour est cruciale, en ce qu’elle ancre leur identité et garde vivace le souvenir du génocide et de l’exil forcé. Leur montagne nationale, le Mont Ararat, est presque sacrée. Je sentis que le public ne la percevait pas comme une Arménienne, mais comme une réfugiée, venue des ruines d’Alep, qui leur promettait que, bientôt, tou·te·s les réfugié·e·s rentreraient chez elles·eux. La fille d’enfants de survivant·e·s d’un génocide avait fait tout le chemin depuis Paris, s’était teint les cheveux en roux et, de ses chansons, berçait d’illusions l’élite d’un pays en lambeaux. Soudain transformée en réfugiée, honteuse d’être restée trop longtemps, elle promettait à ses « bienfaiteur·trice·s » que bientôt, elle et l’autre million de réfugié·e·s rentreraient à la maison, au-delà des montagnes. Calme tes battements, mon cœur.


Texte traduit de l’anglais par Virginie Bobin.