Hassan
Quand tu dis intersection je vois tout de suite le code de la route. Tu dois faire attention. Tu sors de l’autoroute et tu te retrouves soit sur un rond-point soit sur un stop, soit sur un carrefour à sens giratoire. Parce qu’il y a l’intersection tu dois ralentir, tu dois faire attention, s’il y a des gens tu dois les laisser passer. Sur un rond-point, même si tu as la priorité tu vas ralentir. Dès qu’on sort on sait qu’on va atteindre l’intersection, on ne sait pas où on arrive, on sait qu’il faut faire attention. Mais je veux bien que tu regardes la définition du terme intersection sur le dictionnaire.
Barbara
J’entends dans ce terme un double sens. Inter, entre, et section, partie, coupure. Il y a une rencontre et une rupture, celle dont il est question dans le texte qui précède et dans celui qui suit. Une rencontre et une rupture avec laquelle nous convivons. Et parce qu’elle façonne en profondeur nos identités, nous l’écrivons. À la manière du point qui à la fois sépare et réunit notre prénom « Rester » de notre nom « Étranger ».
Hassan
J’ai trouvé intersection : point de rencontre, lieu de rencontre de deux lignes, deux surfaces ou de deux volumes qui se coupent. Carrefour, embranchement.
Barbara
Le dictionnaire Treccani nous dit que l’intersection, intersezióne, est un substantif féminin du latin intersectio, dérivé de intersecare. L’intersection de deux lignes, de deux plans, d’une ligne avec un plan (…) mais aussi, au sens concret, l’ensemble de leurs points communs.
Hassan
Intergénérationnel est l’endroit entre deux générations. Processuel, je n’arrive pas à comprendre ce mot.
Barbara
Ça te fait penser à quoi ?
Hassan
J’ai l’impression que je comprends mais… il me donne une sensation… si tu dis un projet processuel, c’est un mot qui te donne envie d’entendre tous les locuteur·es et aussi que c’est un projet un peu intime.
Barbara
Intime dans le sens affectif ?
Hassan
Dans le sens où le projet parle de la vie de son auteure.
Barbara
Quand j’ai insisté pour employer le terme processuel dans le descriptif de l’œuvre Rester. Étranger, c’est parce qu’il me semblait indiquer une forme évolutive suivant le cours, le procès de la vie. Mais évidemment procès se rapporte à une procédure judiciaire. Un jugement. Il faudra inventer un terme plus adéquat, plus abordable, plus modeste. Je compte sur ton inventivité.
Hassan
Pour moi il y a trois types d’artistes :
- Inventifs
- Qui parlent de leur vie et veulent changer les choses
- Qui ont étudié et qui parlent à partir de leur étude
Barbara
Je fais partie de quel groupe ?
Hassan
Toi franchement on ne sait pas. Acauã El_Bandide Shereya et Pauline Lavogez 1 on pourrait définir, mais Olivier Marbœuf2 et toi, on ne pourrait pas. Pauline elle est improbable. On ne peut pas trouver ça ailleurs. Donc elle est Groupe 1.
Barbara
Elle performe très en profondeur.
Hassan
Elle perfore.
Barbara
Et toi ? Tu appartiens à quel groupe ?
Hassan
Je pourrais être du côté d’Acauã, groupe 2, peut-être aussi groupe 3.
Barbara
Là j’ai l’impression que l’on force sur les groupes pour pouvoir entrer. Tu ne veux pas créer un quatrième groupe pour Olivier ? Voire un cinquième, pour moi. Et un sixième, s’il te plaît, un Groupe 6, pour nos ami·es de dimanche dernier, qui sont plus libres que les autres, tellement libres de prendre la parole, des autres.
Hassan
Reste calme. Iels n’ont pas de conscience.
Barbara
Iels ont l’inconscience. Le groupe 6. Des pilleurs de recettes, des voleurs de récits.
Hassan
Reste calme.
Barbara
On finira par changer le nom de famille en Rester. Calme
Katibikigna ô ngaducon
Hassan est le pseudonyme de l’auteur qui a introduit dans le fle3 sa langue maternelle. Le tamunkik ou tamankik, signifie littéralement « parler tama ». C’est une langue nilo-saharienne parlée par le peuple homonyme, originaire du Soudan et du Tchad. Le pseudonyme Hassan est le petit nom que nous employons dans la famille et dans l’œuvre, nous y sommes attaché·es car il indique précisément la force et la douceur de son caractère. Le prénom Hassan a été adopté par l’auteur lors de son arrivée en France, il marque l’intersection entre sa vie ici et sa vie d’avant. Nous consultons parents.fr, un site pour les futurs parents francophones en quête de prénoms pour leur futur enfant. Le résultat nous amuse et nous émeut, car il nous renseigne sur la naissance, en France, de Hassan, nous suggérant une date pour la fêter.
En France, le prénom Hassan s’installe au milieu des années 50 et connaît une popularité grandissante jusque dans les années 80. Depuis, il s’est stabilisé autour d’une centaine de naissances en moyenne chaque année. C’est un prénom qui se retrouve dans diverses cultures, faisant de lui une valeur sûre et résolument moderne. (…) On fête les Hassan (le 20 janvier), le jour de la Saint Euthyme le Grand, dont le prénom signifie également « qui a bon cœur, généreux. Quant à Barbara, son âge moyen est 90 ans. Ce prénom est d’origine arabe et latin et vient de « barbari » en arabe et latin. Il signifie « étrangère ». Le prénom n’ira pas avec des noms de famille qui commencent par “R”, “A”, “Bra” ou “Ra”.4
Donc « Hassan » et « Barbara ». Respectivement le fils, du latin filius, et la mère, du latin mater, du verlan reum, de l’argot daronne. À ne pas confondre avec le fil, du latin filum, et la mer, mare.
Ousmane
En soninké, lemme est le fils et la fille. La mère est ma.
Hassan
Dda en tama.
Souleymane
En soussou, on distingue n’ga, mère, de n’na, maman. Dii, le fils. Dii guinnè, la fille, dii hamè, le fils.
Quant au petit nom de ce carnet, il a été écrit en tamunkik, Katibikigna ô ngaducon, qui signifie littéralement Écrivez ici votre nom. En transit entre un prénom de baptême, un pseudonyme et un nom de famille élargie, notre signature s’esquisse d’un trait incertain, contradictoire, opportuniste.
Hassan Abdallaye
Ousmane Cissé
Barbara Manzetti
Souleymane Soumah
Nous écrivons ici et là, le plus souvent par paire. Relisant en chœur. Fragmentairement. Intensément. Distraitement. Tout en vacant aux diverses occupations qui gardent à l’œuvre la Maison Rester. Étranger, site non classé, à la géolocalisation variable.
Pourquoi on a arrêté ça ? demande Souleymane qui vient prendre le timon de l’expérience. Nous n’avons pas arrêté dis-je en dérivant. Parce que j’ai l’impression que ça va se bloquer Rester. Étranger ajoute-t-il. C’est une question de temps, de rythme, de direction. Si tu en as envie nous allons fabriquer une nouvelle séquence pour notre antenne radio, dis-je en branchant le micro à l’ordinateur.
Souleymane Soumah est le dernier auteur à avoir rejoint la famille. Il dessine ce qu’il voit, ce qu’il a vu, ce qu’il n’a jamais vu. Il parle et écrit en français et en soussou, qui est sa langue maternelle. Une langue que sa mère a étudiée et qu’elle lui a transmise. Ousmane Cissé est arrivé en octobre, nous remettant le pied à l’étrier. Son entrée dans le fle introduit le soninké. Amoudian, anchiréré, bonjour, bienvenu. Soussou, ou susu et soninké sont des langues nigéro-congolaises du groupe mandé. Le sous-groupe mandingue comprends les langues bambara, dioula et malinké, précise le Dictionnaire Universel à la page 813.5 Souleymane et Ousmane, peuvent communiquer en bambara. An ka bamanankan kalam, apprenons le bambara dit Souleymane. Comme l’arabe soudanais pour les locuteur·es tama, masalit, mararit, à la maison le bambara est la langue véhiculaire entre locuteures soussou, soninké, koulango.
Barbara
Est-ce que « tamankik » signifie littéralement « parler en tama » ?
Hassan
Kik signifie dire dans le sens de la parole, de l’oralité.
Barbara
Est-ce une langue vernaculaire ou véhiculaire ? Dans véhiculaire il y a une voiture, dans vernaculaire il y a la maison, la vie domestique.
Hassan
Vernaculaire, car pour se déplacer les Tamas parlent l’arabe soudanais. À l’intérieur même du village, la langue véhiculaire, celle du commerce, du voyage, est l’arabe. Si tu veux acheter certains produits en gros, pour les revendre, tu te rends un jour par semaine au souk, le marché où se retrouvent les commerçants et producteurs des autres départements.
Barbara
C’est au souk que se produit une rupture ou une intersection linguistique ?
Hassan
Non, 90% des marchands sont Tamas, l’autre 10% sont Zagawa, Borgo, Mararit, Ouaddaï, Masalit. Mararit et Tamas peuvent se comprendre sans utiliser l’arabe, parce que les deux langues ont des similitudes. Chaque locuteur parle sa langue, il produit des phrases simples pour son commerce.
Barbara
Et l’arabe, tu l’apprends à la maison ? C’est une deuxième langue maternelle ?
Hassan
Ma mère ne m’a jamais parlé en arabe. Mon père non plus. J’ai appris l’arabe en croisant des gens de passage. Je parle un arabe basique. Une langue de voyage.
Barbara
Tu penses approfondir ta connaissance de l’arabe ?
Hassan
Non, je préfère étudier le chinois, je pourrais trouver plus facilement un travail. Ou l’anglais, utile dans le monde de l’informatique. La langue se développe avec le commerce.
Barbara
Aujourd’hui, quelle est la langue qui te parle ?
Hassan
J’aime le français, pas parce qu’il me décrit, j’aimerais le vivre comme la langue tama. L’arabe mélange langue et religion. En français ce n’est pas pareil.
Barbara
Comment tu te sens dans la langue française ?
Hassan
Elle me fait comprendre que je suis bien étranger.
Barbara
Pourquoi tu dis ça ?
Hassan
D’une certaine façon les gens m’ont comporté.6 S’ils me demandent où vous avez appris le français ? Vous le parlez depuis votre pays ? À l’auto-école le moniteur m’a demandé tu viens d’où ? J’ai dit je viens de tel pays. Il a dit je ne savais pas, tu n’as pas d’accent. Un autre moniteur m’a dit tu as un accent. Le premier moniteur qui est né ici m’a dit le contraire, que je n’ai pas vraiment d’accent et qu’il pensait que je suis né ici. Pourtant le deuxième moniteur m’a fait comprendre que je suis vraiment étranger.
Barbara
C’est ce qui se passe quand tu parles la langue avec d’autres. Mais que se passe-t-il quand tu es seul avec la langue française ?
Hassan
Cela dépend de ce à quoi je pense. Si je pense à ici, je pense en français. Si je pense à mon pays d’origine, c’est en tama ou en arabe soudanais. Si je pense à mes proches, je pense en tama.
Barbara
Que se passe-t-il quand une langue vernaculaire se déplace dans un autre territoire, s’installe dans une autre maison, où elle ne retrouve plus les mêmes conditions de production ?
Hassan
Elle n’est pas devenue véhiculaire. Elle est là. Elle se déplace avec les Tamas.
Barbara
Quand tu es avec d’autres Tamas, disons d’autres tamaphones, est-ce que tu retrouves toutes les conditions d’utilisation de la langue ?
Hassan
Oui. Il arrive qu’on reste ensemble dans un parc et qu’on discute en tama. Ça dépend des gens, certains parlent plus en tama qu’en arabe. Parfois on se raconte des blagues aussi.
Barbara
Le tama a-t-il changé depuis ton arrivée ? De quoi, de qui ta langue maternelle s’est-t-elle détachée ? Une famille ? Une maison ? Une histoire ?
Hassan
Détachée ? Oui. Ma langue est sortie de sa maison. Les blagues en tama ne font pas rire si on les traduit en français. Quand je parle à d’autres tamaphones ici, je pense à la vie quotidienne des gens de mon village. Notre manière de dire les choses n’est pas pareille qu’en français. Mais on vit en France et la langue change.
Barbara
Chez-toi, chez-moi, chez nous, est-ce ici ? Une langue est-ce un lieu, une manière de vivre ?
Hassan
En France j’aimerais bien aller voir les voisins comme on fait chez moi. Je connaitrais tout le quartier ou presque ici à Saint-Denis.
Barbara
Tu rentrerais dans toutes les maisons ?
Hassan
Oui bien sûr.
Barbara
Cette langue française ne t’ouvre pas la porte des voisins et n’ouvre pas ta porte aux voisins. Enfin, nous sommes entrés dans la maison d’à côté, jusque dans la chambre du Vieux Monsieur lorsque sa femme est morte, et parce que le boucher nous a encouragé à le faire. Mais les voisins ne sont pas Français. Tu as remarqué que Pierrette, la voisine d’en face entre dans toutes les maisons du quartier ? Elle parle tellement fort qu’on l’entend se déplacer d’une maison à l’autre.
Hassan
Oui.
Barbara
Elle parle cette langue que ni toi ni Nicole ne comprenez et que je comprends.
Hassan
Elle est hispanophone.
Barbara
Pas tout à fait. Elle est dans un entre-deux qui n’est plus l’espagnol et pas encore le français. Une langue née ici à Saint-Denis, dans la maison de la rue d’Ermont où elle a vécu les cinquante dernières années de sa vie, lorsqu’elle est arrivée d’Espagne pour épouser un veuf, élevant quatre enfants, dont trois adoptés.
Hassan
On peut dire qu’elle parle hispanais.
Barbara
Ou fragnol… Je voulais te demander : ça te fait quoi, ces phrases dans ta langue maternelle que je m’obstine à glisser dans les textes ? Ces bouts de ta langue qui entrent dans le fle ?
Hassan
Ça me fait plaisir. Ça me fait comprendre que la langue change la manière de penser. Je ne pense pas de la même manière en français, en tama, en arabe. Et j’aimerais bien ouvrir le tama à tout le monde. Dès que tu écris tama ça signifie plusieurs choses. Dans ma langue les mots ne sont pas nombreux et une chose signifie plus de choses qu’en français. En français avec plusieurs mots on dit la même chose. La langue tama ne ferme pas le sens. Le français enferme. En même temps maintenant que j’ai appris le français j’ai l’impression qu’ils me manquent des mots en tama.
Barbara
Il y a des choses que tu dois nommer ici…
Hassan
… qui n’existent pas là-bas.
Barbara
Regardons par la fenêtre. Qu’est-ce que tu nommes là-bas qui n’existe pas ici ?
Hassan
Les arbres. À l’inverse en tama certains arbres d’ici n’auront pas de nom. Et le terme « politique » n’existe pas non plus en tama.
Barbara
Pourtant vous parlez de politique.
Hassan
Oui.
Barbara
Comment ça s’appelle quand vous parlez de politique ?
Hassan
Plutôt on critique, on ne donne pas le nom politique mais on critique les personnes qui dirigent. On parle du gouvernement.
Barbara
Revenons à la langue. Est-ce que tu peux reconnaitre une tamaphone lorsqu’iel parle français ?
Hassan
Non. Mais je pourrais reconnaitre dans certaines personnes leur visage.
Barbara
Qu’est-ce que tu reconnais dans leur visage ?
Hassan
Une manière d’être, une forme du visage. Pour ça je te dis que je connais. Dans le métro il y a certaines dames du Mali ou Sénégalaises qui pensent que je suis Sénégalais ou Malien. Parce que je ressemble au visage qui vient de cette région. Enfin les Tamas ne ressemblent pas aux autres ethnies. C’est ce qui fait que je peux les reconnaître ; et je peux reconnaitre un Tama qui parle l’arabe. Mais je ne pourrais pas reconnaître quelqu’un qui a appris le français.
Barbara
Je reconnais un accent caractéristique des Soudanais·es dont l’arabe et la langue maternelle. Lorsqu’iels prononcent en français « par exempel », probablement parce que l’apprentissage de l’anglais a troublé celui du français. Par exempel.
Hassan
Les personnes qui parlent avec cet accent vivent près de la capitale, en région du Nil. À l’ouest du Soudan. Par exemple les gens qui viennent de la capitale parlent plus couramment l’arabe. Iels connaissent le parler tama mais ne le pratiquent pas tout le temps. Comme Hussein.
Barbara
Ah tu vois tu ne dis pas par exempel !
Hassan
(rire) Non.
Barbara
Mais Hussein parle tama avec un rythme saccadé, il ne parle pas comme toi.
Hassan
Il a un accent Erenga, comme en français les gens du sud. À l’est du Soudan il y a des gens qui parlent tama tout le temps. Ces gens-là n’aiment pas l’accent en arabe de Mohamed ou de Motawakil. Et ça joue. Je ne connais pas la langue maternelle de Motawakil.
Barbara
Il me semble qu’il est originaire des montagnes Nouba mais que sa langue maternelle est l’arabe.
Hassan
Un tamaphone peut avoir certains problèmes de prononciation en arabe, tout le monde le sait très bien.
Barbara
Par exemple ?
Hassan
Dans les sons comme G et SS. Alors lorsqu’iel parle arabe tu pourrais dire de quelle région il vient, de quelle tribu.
Barbara
Tu m’avais appris une berceuse, tu te souviens ?
Hassan
Perceuse ?
Barbara
Berceuse. En tama. Une chanson de Suleyman Sambo, chanteur-auteur tama : Onun in(gh)ir à far irgo nouttou noü salam nisei à far irgo, maman m’accouche je vais aller lui dire bonjour. Je l’avais chanté à un Tama qui avait écarquillé les yeux, il avait éclaté de rire, il m’avait filmée.
Hassan
Si quelqu’un me parle dans ma langue maternelle il me donne envie de lui faire plus confiance.
Barbara
J’ai une autre question à te poser. Je lis en ce moment « Une poupée en chocolat », d’Amandine Gay,7 qui parle d’adoption d’enfants Noir·es par des Blanc·hes.
Hassan
Hum.
Barbara
Est-ce que tu me vois comme une femme Blanche ?
Hassan
Je ne pense pas comme ça non. Ça doit être diffèrent quand tu ne grandis pas avec ta vraie mère je pense. Mais je la comprends bien quand elle dit qu’elle se sent Noire.
Barbara
Tu te sens Noir ?
Hassan
Dans certains cas, dans certains endroits où on va où il n’y a pas d’autres personnes que moi, je me sens bien Noir. Aussi je sens que je suis suivi par un peu de racisme, c’est peut-être pour ça. Je peux me connaître Noir, un peu différent des autres. Mais je ne pense jamais que tu es une femme Blanche.
Barbara
Ici à Saint-Denis je rencontre des femmes de mon âge au supermarché qui achètent comme moi des gombos, du couscous de mil, de la pâte arachide, avec qui je discute du prix des gros avocats importés de la Côte d’Ivoire. Ce que je vois dans notre manière de faire les courses, c’est que nous recherchons toutes dans les aliments le goût de quelque chose qui n’est pas d’ici. Je me surprends à rechercher quelque chose qui n’est ni d’ici ni de chez moi en Italie. Vivre avec toi, Nicole, Prince, Mohamed, Kassim, Ousmane, Souleymane, Izadine, me fait rechercher le vernaculaire dans notre cuisine. Mettre des racines dans le plat. Quand je te regarde je te vois toi. Quand on sort de Saint-Denis tu deviens Noir. Quand je prends le bus 170, je deviens Blanche.
Hassan
Si on va ensemble dans un théâtre je me sens intéressant. À la maison je ne te compare pas à une femme Blanche. Mais je ne vis pas de la même manière qu’avec des personnes soudanaises, ou Noires ou Tama.
Barbara
Quand Nicole et Prince sont ici, tu vis différemment ?
Hassan
Non. Ça ne change pas beaucoup. Je n’avais jamais mangé la cuisine de Nicole dans mon pays. Les gombos par exemple on ne les mange jamais avec le riz. J’ai découvert ici d’autres manières de cuisiner. Un Soudanais pourrait aimer tout de suite la cuisine ivoirienne. Mais ce serai très difficile de s’habituer à la cuisine italienne. La manière de vivre ne serait pas la même. La cuisine influence. Tu te souviens quand, à l’école, j’ai vu une Soudanaise qui m’a donné les aubergines à la soudanaise ? Dans sa ville (en France) elle connait plusieurs familles soudanaises, plus de vingt familles qu’elle connait très bien, iels se réunissent les week-end, iels cuisinent ensemble.
Barbara
Ça te manque, eh ?
Hassan
Oui, ça me manque.
Barbara
Tu es coupé d’une vie sociale dont cette femme soudanaise avait les clés. Quand tu cuisines avec tes amis, le goût qui en résulte est-il le même ? Est-il précis ? Imprécis ? Où avez-vous appris à cuisiner ?
Hassan
C’est vrai que chez moi les garçons apprennent à couper, ils aident en cuisine en coupant, en lavant la vaisselle. Tous les garçons savent cuisiner des plats très simples. Je n’ai jamais entendu un Soudanais dire qu’il ne sait pas cuisiner.
Barbara
Quand je prépare la polenta (à base de maïs), qui n’a pas le même goût que l’assida (à base de mil), tu dis « ah l’assida ! »
Hassan
Nous on cultive le maïs pour le manger seulement au moment où il est vert.
Barbara
Et comment tu l’appelle le maïs ?
Hassan
Maghenit.
Barbara
Attends, je vais l’écrire, parce que tu ne l’aimes pas le maghenit n’est-ce pas ?
Hassan
Maghit c’est un seul épi, maghenit plusieurs.
Barbara
Comment tu te sens dans le monde français de l’art contemporain ?
Hassan
C’est très difficile. C’est un endroit où je me sens un peu libre. Mais ce n’est pas vrai. Ma vision me dit que je ne pourrais pas rentrer dans certains endroits.
Barbara
La question de l’image que nous abordons souvent. La place des photos dans l’œuvre que nous avons remise au CNAP,8 n’est pas seulement une place affective ou mémorielle. Regarde cette photo par exemple, prise dans le jardin cet été, autour de la table. On voit Nicole, Barbara, toi avec Eva sur les genoux. Ce que je vois c’est que les relations évoluent, qu’il y a une famille lorsque vous êtes là. Mon père t’écrit en italien, il te fait des sermons, comme un grand père avec un petit-fils. Qu’est-ce que c’est pour toi cette famille ?
Hassan
Je me sens… que j’ai une famille que j’aime bien vivre et j’ai envie qu’ils y aient (ici) des gens qui sont très loin. Il y a des gens qui m’intéressent, j’ai la chance d’avoir des parents géniaux, et des gens ici que j’aime aller voir. Je me sens que j’ai deux familles.
Barbara
Je me rends bien compte que lorsque je te vois, ta mère ne peut pas te voir. Qu’à ta présence ici correspond ton absence là-bas. Il y a une autre dimension dans notre relation, à chaque fois que je te regarde, je suis responsable de te voir. Une dimension qui fait que pour moi ta mère est là. C’est à dire ici. Je me sens toujours reliée à l’absence de toi auprès d’elle. Je me demande comment elle vit ton absence.
Hassan
Elle se demande quand et si je vais revenir. Je l’ai compris la dernière fois que je lui ai parlé. Là-bas les gens disent que ceux qui partent ne reviennent jamais. Elle me dit j’aimerais que tu reviennes. Ça a été difficile, je n’ai pas donné de nouvelles. Nous ne sommes pas en contact tout le temps parce que là-bas il n’y a pas de réseau.
Barbara
Comment peut-elle t’imaginer dans cet environnement-ci, qui te fait agir, bouger, parler, te vêtir d’une manière très différente. Toi dans ta chambre, ton fauteuil Ikea, ton style. Tu lui as envoyé des photos ?
Hassan
Oui, j’ai envoyé des photos avec le téléphone.
Barbara
Alors elle t’a vu avec tes jeans troués et tes baskets flamboyantes ?
Hassan
Elle m’a vu dans des pays très froids.
Barbara
Pour revenir à la question du vernaculaire et du véhiculaire, à quel moment il y a rupture ? Dès que tu quittes ton village ? Quand tu traverses la méditerranée ? À quel moment tu passes de l’autre côté du miroir ? À quel endroit tu as senti le passage ? Est-ce que tu t’es senti « arrivé » lorsque tu as pu parler le français ? Le moment où dans le blablabla tu as distingué un mot, le moment de non-retour où tu as mis le pied dans la langue ?
Hassan
Je ne me souviens pas. Au moment où on lisait et qu’on faisait les post-it, je parlais déjà un peu bien, mais les mots ne rentraient pas. Pourtant je les comprenais. Maintenant les mots rentrent tous seuls. Parfois je vais voir les post-it dans le salon et je me dis, comment j’ai appris tous ces mots ? Maintenant je m’en sors bien, je cherche les synonymes des mots que je connais. Je comprends les explications du dictionnaire. C’est là que j’ai compris que j’étais entré. Mon but n’était pas d’apprendre à parler, comme Hussein. J’allais à la bibliothèque pour apprendre comment lire, comment on prononce. À la bibliothèque de la Porte de la Villette j’ai pris le casque, j’ai pris l’ordinateur. J’ai compris les verbes, on n’en a pas en tama. Dès que j’ai compris qu’il y a des verbes, je suis entré.