Il y a deux ans, je me suis inscrit à un atelier autour du deuil, organisé le temps d’un week-end dans un studio de danse à Londres. Tout avait été pensé selon une certaine structure, mais au final on a surtout passé trois journées intenses et bizarres à pleurer dans une pièce avec des inconnu·es. C’était peut-être du délire, mais le dernier jour, j’ai eu une vision qui a marqué mon travail depuis.

En regardant par la fenêtre, il m’est soudain apparu un jardin imaginaire qui ressemblait à certains vergers familiaux des alentours de Hamedan que je me souviens avoir visités, enfant, quand nous passions nos étés en Iran. Il y avait une maison en pierre, et ma vision s’est déplacée à l’intérieur, dans le salon. J’ai vu mes deux grands-mères – d’autant plus bizarre que je n’ai jamais rencontré ni vu la mère de mon père – assises là, sur le sol recouvert de tapis, toutes deux vêtues de leur voile de mehmooni, leur habit de fête : des tchadors blancs au tissu presque translucide, imprimé de délicats motifs floraux colorés. C’était la fête. Elles tapaient joyeusement des mains au rythme de la musique. Une boule à facettes était suspendue dans la pièce. Là, devant elles, un groupe d’hommes barbus, musclés et torses nus, en denim et cuir, tout droit sortis d’un cliché disco gay des années 1970, dansait sensuellement, moite de sueur, tandis que mes grands-mères sifflaient et claquaient des doigts.

Alors que j’étais déjà un peu éberlué par cette combinaison amusante, sinon contradictoire, ma vision s’est muée en une scène à l’extérieur de la maison, dans le verger de cerisiers, de noyers et de mûriers. J’ai vu mes deux grands-pères – je n’ai jamais rencontré ni vu le père de mon père non plus – habillés avec élégance. Mon grand-père maternel, un marchand de la classe moyenne citadine, portait un léger costume d’été, un fedora et des souliers de cuir vernis. Mon grand-père paternel, un propriétaire terrien membre d’une tribu rurale, portait un chapeau de feutre, un pantalon large à taille haute et un élégant harnais de cuir avec un fusil en bandoulière. Le jardin s’était transformé en ball voguing tout droit sorti de Paris is Burning, et mes deux grands-pères se tenaient au centre du cercle en mode full battle. The category is… baba-bozorg realness. Tout autour d’eux, les queens acclamaient mes grands-pères tandis qu’ils posaient et performaient, fiers et sérieux.

Pendant un court et merveilleux moment, cette vision m’a permis de relier des époques, des gens et des lieux que j’avais cru séparé·es, voire incompatibles. Les scénarios historiques de mes identités multiples en tant que sujet – iranien, diasporique, queer – dont aucun ne me satisfaisait séparément, n’y étaient pas réconciliés pour autant. Ces imaginations de l’histoire se retrouvaient plutôt superposées, comme des figures de photographies copiées sur des feuilles de calque, disposées les unes sur les autres et sans cesse déplacées. Chaque changement de composition révèle une nouvelle configuration. J’ai réfléchi aux temporalités de cette vision, des temporalités dont je mentirais si je disais que je les connais vraiment. L’identité n’est-elle pas fondée sur des mensonges ? Les mondes que j’avais imaginés ont de toute façon été déformés et dispersés. Il en reste des souvenirs, de la nostalgie et des fantasmes, des trucs avec lesquels il est dangereux de jouer sans précaution.

C’est comme si ces figures de mon imagination se rencontraient dans une sorte d’entre-deux. Elles venaient me retrouver là où je suis, au lieu de me demander de venir à elles et de me forcer à choisir une orientation. J’ai ressenti une forme de reconnaissance : elles savent d’où je viens, que je suis issu de l’entre-deux. J’ai aussi ressenti une forme de confirmation : mon appartenance à l’entre-deux est la seule chose que je puisse nommer avec certitude. Il s’agit à la fois, je crois, d’une condition et d’un désir. En ce sens, j’aime bien le mot barzakh, qui signifie aussi bien en arabe qu’en farsi : passage, séparation ou obstacle ; mais dont le sens véritable relève du mysticisme. Pour Ibn Arabi, il désigne le monde liminal des formes, l’espace transitoire de l’Imaginal. Le barzakh représente une possibilité parallèle et simultanée d’un Autre monde à l’intérieur de celui-ci.

Cette vision contient des connexions impossibles. Tous ces éléments incongrus – une enfance immigrée, les lignées et les géographies de ma famille, l’architecture domestique iranienne, les Castro clones, les ballrooms de Harlem – ont chacun une histoire distincte. La simultanéité de ces histoires dans mon imagination, cependant, relève du mystère. Je veux tout voir, tout le temps. Le mystère ne fait aucun sens, il ne peut être connu, il doit seulement être cru. Ce qui me reste de cette vision, ce que j’essaye d’élucider, c’est ce désir de passer de l’histoire au mystère. Je veux qu’on puisse y croire. Ce désir émane d’une tristesse, d’une insatisfaction et d’une désidentification que je ressens envers l’histoire, mais il tend vers le joyeux, l’imaginaire et l’inconnu dans ma propre narration. En rassemblant des éléments dispersés et en les fagotant entre eux pour mieux les défagoter ensuite, les éparpiller, et tout recommencer. J’aime ce jeu de mot entre « my story » (mon histoire) et « mystery » (mystère), qu’a fait je crois Sun Ra dans une de ses conférences à Berkeley. Il fonctionne bien en contrepoint du classique jeu de mots féministe sur « history/herstory1 ». À mon tour de jouer avec ces mots : Je veux traduire Son Histoire (His Story) en M’Histoire (My Story), l’Histoire en Mystère.


[…]

Je suis en train de lire The Faggots and Their Friends Between Revolutions de Larry Mitchell2, qui date de 1978. Bien que sa lecture m’enchante, je dois me rappeler qu’il s’agit encore d’un homme gay, blanc, états-unien. Cette histoire n’est pas universelle.

En lisant le dernier chapitre, je suis frappé par le caractère mystique de son fantasme de révolution. Je pense à la manière dont cet idéal de la pédale allait bientôt se fracasser sur la crise du sida, avec ses effets dévastateurs sur le sujet homosexuel. J’imagine que mon histoire recoupe celle-ci d’une certaine manière, mais il y a aussi le fait incontournable que quand ce texte a été écrit, la Révolution iranienne venait juste de commencer. Ses répercussions sur la subjectivité iranienne sont complexes. Ça aussi c’est mon histoire, quelque part.

Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une coïncidence. Je me demande comment mon appartenance à l’entre-deux porte en elle une condition que j’aimerais appeler post-révolutionnaire. Est-il possible de décrire un état partagé de mise en retrait – l’éclatement des idéalismes révolutionnaires, la rupture des traditions, le sentiment troublant d’un « après » – entre mes deux identités historiques ?

Je ne veux pas réfléchir à ces questions de manière scientifique. Il n’y a rien à connaître. Je décide d’en revenir aux mots, de chercher à discerner ce qu’ils essayent de dire, de suivre mon intuition. Peut-être que les mots ont un secret, peut-être que les mots savent quelque chose que celleux qui les prononcent ignorent.

Prenons le mot faggot, qui désigne, au sens original du xiiie siècle, un faisceau de branches utilisées pour allumer un feu. Ce mot a immigré en anglais depuis le français « fagot », et certaines étymologies le font remonter au latin fascis – là encore, un faisceau, mais symbolisant cette fois le pouvoir impérial. Je me prends à ce jeu de mots : « il y a une part de facho dans chaque fa(g)got ».

Ce mot a signifié pas mal de choses au cours de son usage millénaire. J’écris toutes les associations sur des feuilles de papier à rouler que j’ai léchées et collées entre elles pour former de petits rouleaux. Des folles à rouler3… Il y a des fagots pour le combustible, les bouquets floraux, les catégorisations de personnes, les femmes indociles, les hommes efféminés, les configurations mouvantes.

En philosophie grecque, on trouve un très beau mot, lekta, qui signifie « dicibles » : les mots ne sont peut-être pas tangibles, mais leur persistance immatérielle permet la poursuite de l’existence corporelle. Tout ça tend vers une conflagration cosmique de toute façon. Après tout, le destin des fag(g)ots n’est-il pas de brûler ?


[…]

Lors du confinement de l’année dernière, j’ai demandé à six ami·es de sortir et de ramasser des fagots avec moi. Chaque ami·e a choisi l’endroit où nous irions, ramenant quelque chose pour lier un paquet de bâtons, de brindilles et de branches que nous avons récupérés. Ramasser des fagots était une manière pour nous de ne rien faire pendant cette période, ce qui était en fait déjà une manière de faire quelque chose.

J’ai emmené les fagots avec moi à la campagne pendant une semaine ; je voulais passer du temps avec eux. Je me suis rendu compte que chacun était un corps impénétrable. Chaque fagot avait une forme, une personnalité, ses propres gestes, couleurs, textures et poids. Ils venaient non seulement de quelque part, mais aussi de quelque temps.

Il y avait, bien sûr, le souvenir des ami·es, les associations liées au choix des modes d’assemblages, toutes ces traces de l’humain, mais je voulais éviter cette habitude symbolique. Je voulais rencontrer les fagots dans leur étrangeté, leur altérité.

Je me suis assis avec les fagots pour former un cercle de lecture. Je me suis couché avec eux pour me reposer. Je les ai sortis et nous avons dansé ensemble. Je les ai cajolés et caressés. J’en ai défait un et j’ai placé ses branches dans mes manches et sous ma chemise ; cela faisait comme des os. Une nuit de pleine lune, j’ai improvisé un rituel avec eux. Un fagot m’a fait pleurer ; mes larmes et ma salive ont trempé le bois dur.


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Au xvie siècle, le mot faggot est devenu synonyme de vieille femme ou femme indocile en anglais. C’était à l’époque des divers mouvements d’enclosures, des campagnes de persécution, et de la professionnalisation du commerce qui ont ruiné la vie de la paysannerie en Europe occidentale. Ce sont les femmes qui ont porté tout cela, de manière insoutenable.

Quel désir m’attire vers ces figures ?

Enfant, je me souviens d’avoir porté la perte que ressentait ma mère. La perte de sa patrie. Lorsque nous voyagions, je traînais nos valises, les mettais sur des chariots, je tenais sa main, je demandais notre chemin, je parlais pour elle. Mon sac à dos était très lourd. Je voulais tout porter. Je me sentais fort. L’ai-je choisi ou me l’a-t-on demandé ? Je ne sais pas.


J’ai été invité à donner un séminaire en ligne avec des jeunes artistes en Iran. Je voulais partager un texte que j’avais écrit sur les rituels associés à la mort, mais il fallait le traduire. J’ai décidé de le faire moi-même.

Longtemps, j’ai cru que mon niveau en farsi n’était pas assez bon. Le vocabulaire correct me manquait, ma syntaxe était pleine d’erreurs, j’avais un accent américain ; mon farsi n’était pas « convenable ». J’étais gêné par mon farsi cassé, comme si ma vie en diaspora l’avait abîmé, déformant son original idéal.

Je me suis rendu compte que tout cela n’était qu’excuses. Qu’importe si une langue est cassée quand les temps sont en ruines ? Et si ma langue diasporique était l’étrange futur d’une langue qui avait déjà commencé, depuis longtemps, à devenir autre vis-à-vis d’elle-même ?

Je voulais trouver un mot pour faggot qui aurait la même polysémie en farsi qu’en anglais. Pas les mêmes significations, mais plutôt une traduction incongrue.

Mon père m’avait raconté que lorsqu’il était enfant, un groupe de luti est venu dans son village. Il voulait fuir avec eux. J’étais troublé. Luti est un mot que je connaissais de l’arabe ; il signifie sodomite. J’ai ri et je lui ai demandé pourquoi il voulait s’enfuir avec une bande de pédérastes. Il n’a pas trouvé ça drôle. C’étaient des musiciens, m’a-t-il dit.

Le mot luti signifie bien sodomite, mais une fois entré dans le farsi depuis l’arabe, ses significations se sont étendues. Au cours de son usage millénairees milliers d’années d’usage, ce mot a signifié mystique, derviche, mendiant, vagabond, bandit, lutteur, dur-à-cuire, musicien, performeur et amuseur. J’avais trouvé ma traduction.

Toutes ces figures ont quelque chose en commun : elles sont marginales, elles sont altérisées, elles sont corporelles. J’en parle avec ma psychanalyste. Après notre séance, elle m’appelle. C’est inhabituel. Elle a cherché le mot utilisé en moyen-perse pour sodomite et voulait le partager avec moi : kunmarz. Je glousse en réponse, c’est un mot rigolo. Kun signifie cul et marz signifie frontière. Si littéral.

Je passe plusieurs jours à lire dans le dictionnaire moyen-perse, étudiant les mots d’une langue morte. Est-ce l’inconscient d’un discours vivant ? Les mots pour signifier « frontière » s’amassent autour de mots désignant des rapports sexuels ou le toucher. Je tourne la page et les mêmes sons se décalent très légèrement pour former une grappe de nouveaux mots signifiant hommes, serpents et mort. Le mot pour cul est similaire à la forme impérative du verbe « faire » et, incidemment, ce sont les mêmes lettres que dans le verbe arabe « être ».

Ces dicibles savent quelque chose qu’aucun·e orateurice ne sait. Dans l’entre-deux de mes multiples langues, il y a une mémoire déplacée. Je me souviens des figures-limitess, celles qui viennent de l’entre-deux. Leur histoire est le mystère auquel je désire croire.



Nous remercions Clément Raveu et Valentina D’Avenia pour leur invitation, ainsi que Camille Mansour pour le suivi éditorial et la relecture de notre traduction.