Marian
UNE CHAMBRE À SOI. Chère Barbara, dans ton appartement de la rue Pestalozzi, le seul espace privé et intime de la maison était la chambre que tu avais laissée à ton fils Bartolomeo. Ton espace de travail et ton lit se trouvaient dans le salon, ou pièce de séjour. Tu dormais dans un convertible que tu pliais et dépliais quotidiennement. Cet espace, sommairement intime, était souvent mis à disposition de tes invités, devenus de plus en plus nombreux.
À Saint-Denis, ton lieu de vie est une œuvre, un espace d’accueil et de création. Depuis ton déménagement dans cette nouvelle maison où il y a plusieurs chambres, tu ne t’es pas assigné une chambre à toi. Nomade et sans chambre fixe, tu changes sans cesse d’espace dans ta propre maison en fonction des disponibilités. Je me suis souvent demandé comment faisais-tu pour pouvoir vivre et travailler sans t’appuyer sur un abri, un espace-refuge où te sentir protégée, où pouvoir si nécessaire t’isoler. Pourquoi tu renonçais, ou pourquoi tu sacrifiais la possibilité d’avoir ta chambre à toi.
LA DISPARITION, COMME UN DEHORS.
Tournejour est un projet de disparition. Une fenêtre ouverte sur le vide. Le sens de notre travail est dans sa perte. Dans ce qu’il y a d’incomplet. S’il existe un mode de lecture pour ce spectacle, il est à trouver dans le silence perdu et retrouvé à l’endroit de déséquilibre où le spectateur se pose. / Un seul. Un. Seul. / Suspendu. / (Barbara Manzetti, Extrait du programme manuscrit de Tournejour, 1996)
La quête de disparition, qui nourrit tes créations et se poursuit depuis très longtemps, serait-elle liée à cette absence d’une chambre (et d’une œuvre) à toi ? Ton désir de dehors, de perte et de vide semble t’amener à la création d’un espace (la Maison Rester. Étranger) et d’une œuvre (Rester. Étranger), dans lesquels tu es complètement exposée, tu n’as plus aucun recoin pour l’intime ni un espace où tu pourrais te cacher. Comment peux-tu vivre, créer, sans avoir un refuge ? Qu’est-ce ou qui joue pour toi le rôle de refuge ?
Barbara
UN DEHORS À SOI. Chère Marian, j’ai eu plusieurs chambres. Personnelles, conjuguées, conjugales. J’ai toujours aimé les chambres convertibles, en particulier les couchages qui autorisaient la réversibilité de la chambre à coucher en chambre à vivre. Instinctivement, j’ai privilégié, pour mon travail, le dehors. Préférant les espaces de passage aux salles de danse et aux théâtres. C’est au dehors que j’ai rencontré ma pratique artistique et que j’ai appris des personnes que j’y ai rencontrées comment la réinventer. Lorsque nous avons quitté le 93 pour habiter dans le peti appartement de la rue Pestalozzi, mon sommeil a été bouleversé, définitivement, par la rencontre avec les habitantes des interstices. Pendant 4 ans, Emil et Gheorghe, Rodica, Claudia, Aurel, Tinca et leurs familles ont été nos voisin·es. Iels nous ont indiqué la réversibilité du dehors, qu’iels amenageaint soigneusement, astucieusement, chaque soir. Et qu’iels repliaient chaque matin avant 6 heures. J’ai longtemps rôdé de nuit dans ce dehors à eux. La nuit immense qui était leur chambre.
La nuit dernière j’ai rêvé que je me transportais de Saint-Denis à Paris en matelas. Celui-ci glissait sur la chaussée de mon rêve à la manière d’un bateau pneumatique. Le décor changeait au fur et à mesure que je tentais d’identifier une ville, une place, un quartier. Le matelas se laissait conduire par ma volonté, prenait un virage et freinait place de la République, devant une jeune femme, debout à côté d’un arbre au pied duquel se trouvait un couchage de fortune, cartons et couvertures en désordre.
Mademoiselle, venez avec moi, dis-je, nous avons une chambre libre à la maison.
Je ne suis pas SDF Madame, précisait-t-elle, je suis assistante sociale.
L’ALTERITÉ COMME REFUGE. Dans cette maison mon sommeil a encore changé. Un sommeil instable, agité, comme si durant la nuit nous étions toustes en pleine mer et que nous devions arriver quelque part. Mais où ? Je me demande comment mener à bien ce voyage. Comment arriver.
Les auteures qui habitent les chambres préfèrent les matelas simples aux doubles. Iels trouvent les lits trop hauts. Iels dorment souvent portes ouvertes. Mohamed Bamba raconte qu’en français ivoirien on appelle le matelas France-au-revoir. Les France-au-revoir usés par le sommeil des Français·es sont transportés par bateau et vendus aux Ivoirien·nes. Il existe un marché du sommeil français de seconde main donc.
Je ne suis pas en train de me priver (d’une chambre, d’une œuvre) mais simplement en train d’apprendre. Cette maison est l’école d’art, l’université que je n’ai pas fréquentées. Il y a des professeur·es dans toutes les pièces, où s’improvisent des séminaires et des master-classes inédites.
Marian
ACCEPTER DE PERDRE QUELQUE CHOSE. Chère Barbara, cette phrase vient de toi. Dans le contexte où tu l’avais utilisée, il était question de faire de la place. Je reviens vers ce désir de disparition qui anime et traverse plusieurs de tes projets, je voulais te demander, est-ce qu’il est en lien avec cette nécessité d’accepter de perdre quelque chose ? Pour que la maison et l’œuvre Rester. Étranger puissent exister : qu’est-ce que tu acceptes de perdre ? Qu’est-ce que tu attends que les autres perdent ?
LE TEMPS. La danse, en tant qu’art du temps et de l’espace, peut donner à vivre l’expérience d’un temps concentré, intensifié, autre. Je suis toujours attachée à cette irruption possible d’un autre (d’autres) temps et d’autre(s) lieux à travers de la danse dans le plus humble espace quotidien. Je cherche la disparition dans l’ouverture, dans la dissolution dans un corps plus large (et pas forcément humain). Je reste très archaïque dans mon imaginaire de la danse.
Toi, t’emmènes la danse vers des espaces-passages et tu l’investis dans des temporalités très larges, amples. Dans ta démarche, lente et patiente, il y a un souci particulier du temps, du temps à donner, à donner du temps. Peux-tu m’en parler de ces temps à l’œuvre dans Rester. Étranger ? Des différents temps d’attente ?
Barbara
UN ART À BOIRE ET À MANGER. À VIVRE. OU À MOURIR. Chère Marian, le terme « disparition » est « apparu » très tôt dans mes écrits d’intention. Il me semble qu’il distille encore aujourd’hui un désir radical, absolu, de verser l’art dans la vie. Instaurant une temporalité de l’œuvre qui refuse la fragmentation, « une conception durable de l’art et de la performance que je dois défendre du morcellement occasionné par la périodicité́ de mes réponses aux appels à projets. » Un projet, le mien, qui irrite systématiquement nombre de professionnel·les (de l’art), car il met en péril, fait vaciller cet autre désir « inaliénable » d’un art capitaliste, binaire, qui par opposition sépare, élève, expose.
L’œuvre que nous cédons est vivante, elle se maintient sur un seuil entre l’achevé et l’inachevé. On lui donne un petit nom qui marque une période de sa vie, mais qui n’est pas définitif. On ne peut pas précisément et définitivement la circonscrire car elle exige d’être conjuguée au présent continu. Elle demande à être conservée à vif, suivant de nouveaux critères qui appellent à la participation, à l’implication. Ainsi plusieurs générations d’artistes-auteures se rencontrent et cohabitent dans l’œuvre-famille sans reproduire les hiérarchisations d’usage dans les milieux de l’art et de la recherche.
Notre convivance ne gomme pas les inégalités. La liberté demande à être faite. Refaite. Désirée. Exigée. Rappelée à l’ordre. La cohabitation dans l’œuvre-famille impose, pour sa survivance, que les anciens acceptent cette dérive, qu’iels s’y abandonnent, qu’iels fassent place aux nouveaux arrivants. Celle réorganisation est laborieuse, pour certaines douloureuse, lente, très lente à produire une égalité effective entre les auteures. Il faut donner du temps. Il faut perdre le temps. Dériver.
L’hospitalité absolue dans l’œuvre requiert un temps de rumination.
La rumination est un mode de digestion particulier qui caractérise le groupe des ruminants : bovins, ovins, caprins, cervidés, camélidés, girafidés… Ces animaux ont un appareil digestif remarquable avec 4 estomacs : la panse (ou rumen), le réseau (ou bonnet ou réticulum), le feuillet et la caillette.1
Pour vous donner un aperçu de ce que nous avons appelé rumination, voici un passage de la Notice : la Charte Éthique.2 Elle a été écrite en français,3 pour être digérée en plusieurs temps. Elle a été mastiquée en koulango de Bondoukou puis de nouveau roulée dans la langue française. Cette opération poétique est l’œuvre de Nicole Koffi.4 Une stratégie de la rumination, qui fait de la traduction un système familial de digestion joyeuse avec de multiples estomacs.
CHARTE ÉTHIQUE
Goussorgor ha hè aya bi ni worri poco hi. La famille n’est pas un collectif. Goussorgor ha hè songor aya bi hassègèyi, la famille n’est pas une chose à garder, Zongor ta Ayabicanguè, une chose à comprendre Bi pkanguè nankor à reconstruire. Goussorgor hè songor Aya bi nin lè hèrè. Nous devons vivre dans la famille. Bi san hè Winnin Minthè torgor bissa n’daon. Nous sommes dans l’œuvre comme un sachet de thé dans l’eau chaude. Gnon san torgor lèn hon yèrèka gnon sè wèkè. La personne qui rentre dans l’œuvre devient celle qui l’a écrite. Hèwinnin bi pè bièta biaman ninssi gnon nankor di lè tiè mim hon djagayi. Dans le travail nous sommes toustes les mêmes. Bor bia san hor, pron lè tragone, Homgnow lè ontogone mim mal paki. Nous ne pouvons pas nous asseoir sur une personne considérant cette personne comme une esclave.
L’entrée de l’œuvre se situe sur un seuil. Dans une transition entre le dedans et le dehors. À califourchon sur une frontière ou dans un sac de riz transporté à bout de bras. Car Rester. Étranger s’enracine et pousse dans l’écart entre deux territoires.
Boderi lè bonougo kouko. L’ouverture de la porte est le commencement de la maison. Brè tou djilibor ba hou lè fou sacor bila di. Comme un sac de riz qu’on soulève avec la moitié du bras. Tèn lè, driyè lakor, yorgor naga di lè. Gnon ninn han bor placi nin. Rester. Étranger déterre et creuse sur deux terres différentes.
C’est sous un pont. C’est dans un renfoncement au bord d’une Nationale. C’est au fin fond de la nuit. C’est au pied d’un immeuble. C’est dans l’écart maintenu par l’implantation d’un habitat précaire qu’on rencontre l’œuvre sous l’apparence d’une personne qu’on n’attendait pas. Une personne dont la société semble ne rien attendre. Une personne qui n’est pas à sa place.
Bia gui lè bi yo gomin C’est dans cette rencontre imprévue, qui n’est ni désirée ba koriguéi qui n’a pas été préparée, bia djaba ti, que se situent le début de l’œuvre, et son développement hèrè nin hèwinin hor yindi, hè hô poco. Mon gnon san hèwinin mim bo baguè, lorsque l’on entre dans l’œuvre malgré soi, par filiation, gnon hè goussorgor bré pè brebii, parce que l’on est l’enfant de membre de la famille, goussorgor gnon ta tiou mim bor bii, ou qu’on a été adoptée par un membre de la famille, aya or yèguè lè hère, il faudra faire avec.
Bi men san lè hèrè bia hè.
On peut entrer dans l’œuvre par l’action.
Mi ya yogon lè hère mien hè lè mitornamor. La sabi ta.
Une action qu’on rejoint. Ou qui nous incorpore. Mimidanom hère mien hè lè min tô nanmor ba hèguè lè bor nuogo. Rejoindre l’action se fait avec les bras, à pied, à vélo, au téléphone bè bor naw lè basqué lè téléphone, torgordi yorgordi ba ninsi la bè, sur une page, dans une salle d’attente, yorgorlén ba daguatou couangor, un tribunal, une cuisine, un parc, gban, bor ba côrri, mim bor en yorkor dèmèrè fonragor, en essorant une serpillière dégueulasse.
Bi man san mon bi zè songor tchrèkor.
On peut entrer en cédant quelque chose de fondamental.
Bor phone bor youkor.
Son propre nom.
Bor goussègnè.
Sa famille.
Bor bén.
Sa maison.
Bon déko.
Son lit.
Bor yè hèon.
Son œuvre.
La biti songor tchrèkor.
Ou bien en prenant quelque chose
de fondamental.
Ti min nuogo.
A wear lolak.5
Prendimi la mano.6
Prend-moi la main.
Marian
VIVRE DANS UNE ŒUVRE. Chère Barbara, l’œuvre Rester. Étranger est accueillie et habite dans la Maison Rester. Étranger, quelles rapports entretiennent l’une avec l’autre ? Tu habites dans la maison et dans l’œuvre, est-ce que tu vis de la même manière dans l’une comme dans l’autre ?
ZONE. Tu m’avais parlé de la maison comme une « zone ». Peux-tu m’en parler de cette zone ? Comment on y entre ? Y-a-t-il un « guide » qui conduit à la zone ? Quand est-ce le moment de sortir ? Comment on sort de la zone ?
Barbara
Chère Marian, la maison pourrait être perçue comme une localité située au nord-ouest dans la cartographie de l’œuvre. Dans l’énoncé constamment répété par les auteures, le format de l’œuvre est la famille. Les auteures sont la porte d’entrée. Aucune valeur artistique ne pourrait être déposée ailleurs que dans la relation, dans la performance continue des auteur·es. La production (littéraire, discursive, iconographique, filmique) a une « valeur probante ». Comme l’écrit Sabrina Pennacchietti dans la Notice. Je n’ai pas trouvé de sortie pour le moment. La sortie impliquerait de briser des liens affectifs.
Pourquoi rester ? Je suis tenue à la fois par les relations (dans et hors la maison) et par une force inconnue (occulte). Je n’ai pas de vie à l’extérieur de l’œuvre.
Marian
LES RELATIONS. Chère Barbara, peut-on entrer dans l’œuvre Rester. Étranger à notre insu ? Y rester aussi sans se rendre compte ? Crois-tu que les autres auteur·e· s et professeur·e·s de l’œuvre ont une vie à l’extérieur de l’œuvre ? Que font les auteur·e·s à l’œuvre Rester. Étranger et que fait l’œuvre Rester. Étranger aux auteur·e·s ?
LES LIEUX DE L’ŒUVRE RESTER. ÉTRANGER. À part les espaces partagés de la Maison Rester. Étranger, il y d’autres espaces que vous, auteur·e·s, traversez, habitez, parfois temporairement, parfois régulièrement. Ces lieux habités, visités, ce sont parfois des lieux de la culture, du monde de l’art, parfois des lieux de la justice, etc. Il y a aussi d’autres maisons qui accueillent les auteur·e·s et professeur·e·s de l’œuvre. Peux-tu me parler de ces différents lieux ?
Barbara
APPARITION, DISPARITION. Chère Marian, l’entrée de l’œuvre est située sur un seuil qu’il est impossible de franchir avec insouciance ou par inadvertance. Par ailleurs, les modalités d’entrée sont détaillées dans la Charte Ethique plus haut. Nous pourrions localiser cette entrée sur le seuil de la vue, entre apparition et disparition, en citant la philosophe Judith Butler :
La sphère publique est en partie constituée par ce qui peut apparaître, et la régulation de la sphère de l’apparition est un des moyens d’établir la distinction entre ce qui sera tenu pour réel et ce qui ne le sera pas. C’est là aussi un moyen de déterminer quelles vies et quelles morts peuvent être tenues pour des vies et des morts à part entière.7
Depuis le début il s’agit avec Rester. Étranger de franchir les limites instituées, réglementées, érigées afin d’entretenir cette distinction sociale, politique, culturelle, économique, juridique, entre deux vies. Une visible et l’autre invisible. Une « vie mauvaise, » drougnan pônkor, et une « vie bonne, » drougnan tcherekô, pour citer la traduction du concept de Butler vers le koulongo de Bondoukou opérée par Nicole Koffi. Ce seuil institué permet à tout un·e chacun·e de voir ou de ne pas voir l’œuvre.
LES LIEUX GÉOGRAPHIQUES DE L’ŒUVRE. Voici une liste non exhaustive. Campus, camps, champs, campements, foyers de demandeurs d’asile, hôtels du 115, murets, musées, tunnels, jardins, bords d’autoroute, bibliothèques, maisons privées, appartements, cabinets d’avocat et de médecins, centres d’art, centres de rétention administrative, locaux désaffectés, tentes, cabanes, galeries, tribunaux, lycées, centres de formation, locaux d’associations, préfectures, mosquées, trottoirs, banques, bancs, églises, écoles d’art, camions, trains, avions, voitures, vélos, charrettes, revues, radios. L’accès à chacun de ces lieux est soumis à une condition et requiert souvent une contrepartie, une performance, c’est-à-dire une production artistique originale de la part des auteures.
Marian
LA MAISON RESTER. ÉTRANGER. Chère Barbara, revenons à la maison, avec ses pièces (la cuisine, les chambres, le jardin, ta non-chambre, etc.). Comment habite l’œuvre Rester. Étranger dans chacun de ces espaces ?
RESTER. ÉTRANGER. Peut-on considérer Rester. Étranger comme une pratique ? Pourrais-tu donner quelques indications, voir des conseils, pour les non avertis qui voudraient pratiquer le Rester. Étranger ?
Barbara
Chère Marian, hier, l’auteur Ousmane Cissé, dernier arrivé dans l’œuvre, nous a montré une vidéo filmée voilà trois jours dans la cour de la maison familiale qu’il a quittée. Nous avons vu le jardin potager de sa mère, les choux, les plans de pomme de terre, la façade de maison, la cour en terre battue avec au milieu son père, installé sur une chaise. Il me semble qu’en dehors des signes apparents, notamment les écritures invasives sur toutes les surfaces, ce qui habite la maison est l’absence d’autres maisons. Celles que les auteur·es ont quitté précipitamment et à regret. Pour cette raison il serait vain de décrire ce qu’il se passe, car pour y voir plus clair, il faudrait voir à travers et au-delà notre quotidien, en engageant notre vision plutôt que notre vue.
Mais pour revenir à ta question de départ, ma non-chambre d’élection est le jardin. Nicole Koffi est la seule à y avoir passé autant de temps que moi. Peut-être à cause de notre besoin partagé de côtoyer les expressions multiples des plantes, avant de les cuisiner, scrutant leurs joies et leurs peines dans les feuillages, les racines, les bourgeonnements. Une conversation végétale au rythme des saisons. Le jardin est une école, où les professeures, certaines anciennement planteures, évoquent et activent des gestes plus proches de l’agriculture que du jardinage.
Avant-poste, fosse d’orchestre, boîte de nuit, champs de bataille, studio de tournage, école, cabinet, la cuisine est un faitout dans lequel l’œuvre mijote et nourrit ses auteures. Il m’a fallu du temps pour comprendre l’importance des marmites dans l’œuvre Rester. Étranger L’importance aussi de cette fenêtre que nous avons ouverte entre la cuisine et la petite pièce de passage, mi-cage d’escalier, mi-buanderie, qui ouvre sur le jardin d’une part et sur le salon d’autre part.
Les hybridations culinaires, les conciliabules, des écritures sur les carrelages et la fenêtre, les fêtes dansantes en petit comité, les tournages cacophoniques, les enregistrements sur le vif, les échanges matinaux imbus de fatigue et de café noir, les nuées de vapeur devant les visages souriants, les concerts de casseroles (voir la dernière séquence sur r22) les coups de fils au-dessus des marmites avec les membres de la famille éloignées, ont lieu dans la cuisine. Elle se révèle à la fois cœur, chœur et fosse d’orchestre.
Le salon est très polyvalent, on y dort, on y mange, on y écrit les projets en les écrivant s’il le faut directement sur la table. On y performe, on y échange avec les voisins à travers la fenêtre, ou au téléphone avec d’autres maisons : celles de Virginie Bobin où fomente Qalqalah, celle d’Audrey Gaysan-Doncel, celle de Barbara Coffy-Yarsel, celle de Mohamed Bamba, celles de nos parents, et bien sûr la tienne, qui germe dans l’écriture, dans une danse qui s’étire et respire hors de ses murs au gré de visites quotidiennes à la forêt.
Le salon est le lieu du repassage, ça sent le cèdre, l’arbre à thé, la vanille, le sport, la danse, la lecture. C’est le lieu des soulèvements, des visites, des tirades, des questions vespérales. C’est au fond du salon, que l’on imagine le présent continu de la famille tout en passant l’aspirateur. Ici deux lits superposés servent de couchage aux alliées assidues.
Je dirais que la pratique de Rester. Étranger consiste dans de multiples gestes et actions quotidiennes. Rester. Étranger inspire et s’inspire, prend acte, prend par la main, est pris par la main par tant de personnes inspirantes, indispensables, comme toi.
Le travail de Barbara est un des sujets du livre de Marian del Valle, Matières Vivantes. Danses-écritures en processus : Barbara Manzetti, Monica Klinger, Marian del Valle, Paris, Rhuthmos, 2017, ainsi que de plusieurs articles (comme par exemple https://journals.openedition.org/danse/1116).