C’est la première fois que je lis ce poème. Il est tiré d’un livre que j’ai écrit mais qui n’a jamais vu le jour, principalement parce que je ne voulais pas aller en prison. Donc s’il y a quelqu’un·e du Mossad ici, ou du MI6 ou MI5, vous pouvez prendre une pause pendant les trois prochaines minutes [rires du public]. Il y a deux ans, j’ai parlé devant l’assemblée des Nations Unies, j’ai fait un discours, à peu près à la même période du jour de solidarité avec le Peuple palestinien.1 Voir comment les Nations Unies, la CPI [Cour Pénale Internationale] et tous ces endroits fonctionnent nous rappelle à quel point ils ne servent à rien [applaudissements et cris du public]. Merci, je suis touché. J’ai donc écrit ce poème sur ce que ça fait de parler devant les Nations Unies et ça m’intéresse beaucoup de voir comment l’interprète [en langue des signes] va interpréter le premier vers :

Coked up, coked up at the UN [rires et applaudissements du public].
Today’s date some decade of a long winded articulation.
Outside the building, the Israeli ambassador protests me
with a billboard truck.
I wasn’t surprised by the blood stained sinks in the bathroom
or the Chameleons all around.
By the fifth time I’ve shown my security guards my passport,
I felt like a natural threat.
I asked to speak where presidents spoke.
No suit, no pleasantries.
Yes, it’s politics and optics but mostly I have class after this
and a disappointed professor.
No time for ironing fabrics or theatrics.
Only fleeting handshakes, only poems overdue.
I will go next.
Now, there’s a toddler on the podium, gesturing at his limbs,
auctioning his humanity.
A state rep weeps, another masturbates.
For the speech, I watch Kwame Ture.
For the paper, I write the same article in advance.
Century old talking points, their timeliness frightening, the ransacking,
not routine, relentless.
This morning, genocide continues between the river and the sea.
Vocabulary is not genocidal. Annihilation is.
Power imbalance.

David against Goliath, not Muhammad against Moses.
One nation under surveillance, another in psychosis.
David Against Goliath, not Muhammad against Moses.
One nation under surveillance, another in psychosis.

[Cris et applaudissements du public]
I almost dove headfirst from stage into a orgy of diplomats.
Hello, good morning, job after job.
I have contempt for this council and most damning of all,
contempt for the nerve.
They will only ever stop the circlejerk when precincts erupt in flames.
I broke a limb.
In the headlines, I’ve apparently left a knife at the scene
and the politicians in red noses.
On television the pundit accolade me with adjectives
but my mother is not proud.
She wishes I brushed my hair.
I haplessly look for bruises in the status quo as the taxi drove away.
I haplessly look for bruises in the status quo as the taxi drove away.
Many phone calls and thank you’s but I am ungrateful and late to class.
I deafen my ears to the applause.
One cannot lead without stomping, betraying the skeletons in his path.
I sit elbow to the table. Humble ambitions.
Outside the window a great big world and I want none of it.

Merci [cris et applaudissements du public].

Je veux vous parler un peu de Gaza. Le 13 octobre, un photojournaliste nommé Ali Jadallah s’est filmé en conduisant sa voiture. Il nous parlait – ses téléspectateur·rices –, puis il a tourné sa caméra vers le siège-arrière et il nous a montré le corps sans vie de son père. Il a dit : « Il n’y a pas d’ambulances dans la bande de Gaza » – je paraphrase. Il dit : « Nous avons atteint un niveau catastrophique. Je vais enterrer mon père par moi-même. Il n’y a pas d’ambulances ou de gens pour m’aider à l’enterrer ». Il dit cela, puis il nous demande de prier dans un éloge funèbre improvisé. Le lendemain, Ali Jadallah donne un entretien à une chaîne télé et décrit qu’il était sur son lieu de travail, à l’hôpital Al-Shifa, lorsqu’il apprit que sa maison avait été bombardée et que toute sa famille était sous les décombres. Après des heures de fouilles dans ces débris, sa mère – blessée et le corps fracturé – a été retrouvée vivante. Les cadavres de ses trois frères ont été retrouvés le soir venu, mais son père et sa sœur restaient introuvables. Jadallah a raconté au présentateurice comment le conducteur du bulldozer qui dirigeait la mission de secours a annoncé qu’il devait aller secourir d’autres personnes. Quelques rues plus loin, un autre immeuble s’était effondré et le conducteur du bulldozer soupçonnait que 70 personnes étaient encore en vie. Il a alors dit à Ali qu’il devait y aller. Ali a répondu : « Bien sûr, tu dois aller retrouver les personnes vivantes ; elles sont notre priorité. » Tout cela est arrivé alors qu’Ali était au travail, et il en parle tout de suite après lors d’un entretien télé. Les cas de Palestinien·ne·s piegé·e·s dans les ruines sont nombreux ; nombreux sont les cas de personnes en deuil au travail, tuées au travail, et d’autres luttant pour faire tenir 30, 40, 80 membres de leur famille sur le même avis de décès. Les membres de la famille de Jadallah sont parmis les dizaines de milliers de palestinien·nes tué·e·s par les bombardements israéliens sur la bande de Gaza assiégée depuis le 7 octobre, le jour où de nombreux·euses témoins ont intégré « Gaza » dans leur vocabulaire.

Beaucoup de gens parlent de Gaza. La plupart de ces gens écrivent leurs essais et articles sur des canapés confortables, dans des maisons confortables, à proximité de fenêtres que le phosphore blanc n’a pas cloquées. Leur lustre n’a jamais manifesté les tremblements annonciateurs du dernier souffle de leur immeuble. Pas plus que ces auteur·ices n’ont eu à écrire au marqueur le nom de leur enfant sur son bras en cas d’effondrement soudain. De tels détails ne sont pas insignifiants. Même en deçà de la violence spectaculaire, le quotidien à Gaza reste létal ; même pendant le cessez-le-feu, la vie à Gaza reste abjecte. La plupart de celleux qui écrivent sur Gaza ne le font pas dans des cafés internet bondés de jeunes hommes et de leurs futurs avortés. Ni depuis des chambres hantées par le suicide qui n’est pas non plus à négliger. Ce que j’essaie de dire, c’est qu’une tribune ne s’improvise pas depuis le camp de concentration. Nous n’en comprenons tout simplement pas les conséquences. Nous ne comprenons pas ce que la vie à Gaza produit sur une personne. Quelle violence engendre la violence. Nous ne connaissons pas les conséquences, mentales et musculaires, de faire d’un taxi un corbillard pour acheminer une personne aimée, maintenant morte dans un linceul. Quel homme, quel homme deviendra le petit garçon qui porte dans son sac à dos les restes de son frère ? Et d’où nous viendrait le droit de le condamner ? [Applaudissements du public] Que deviendra l’infirmière dont le service est interrompu par le cadavre de son mari qu’on apporte sur une civière ? Et le père qui transporte les restes de son fils dans deux sacs différents ? Que deviendront-iels après toute cette mort ? Une fois qu’iels se retrouveront seul·es, loin des caméras.

Nous connaissons les faits sur la bande de Gaza, pas vrai ?

Nous savons qu’elle est « inhabitable », comme l’ont déclaré les Nations Unies inutiles ; qu’elle est assiégée ; et que deux tiers de la population à Gaza sont des réfugié·es, ou descendant·es de réfugié·es qui ont été dépossédé·es pendant la création de l’État juif. On sait que la moitié de la population de Gaza est composée d’enfants. Pour beaucoup d’entre elleux, les jours sont marqués par une succession de bombardements.

Il nous arrive d’utiliser ces faits pour contextualiser et historiciser la violence qui émane de Gaza. Mais le plus souvent ces faits sont brouillés afin de dépolitiser cette violence et de la rendre incompréhensible. Mais ni nous ni nos ennemi·es ne sommes matériellement confronté·es à ces faits, à ces chiffres. Nous récitons les nombres comme s’il s’agissait de la météo. Nous crachons le mot « inhabitable » sans jamais vraiment accepter l’idée que Gaza est un lieu comme aucun autre. Voici une bande de terre entourée d’une abondance qui lui revient. Pourtant, les gens y vivent dans le dénuement, privés d’eau, de nourriture et de droit de passage. Dans un tel monde, les garçons sont des hommes, les filles sont des hommes. Et les femmes aussi. Pas seulement des hommes, mais des combattants qui, du point de vue du sniper, semblent toustes occupé·es à planifier un deuxième Holocauste. Chacun·e à Gaza est un·e terroriste potentiel·le et donc une cible légitime. Des mots comme agonie et brutalité sont inadaptés ici. Il n’y a pas de compréhension possible.

J’habite à Jérusalem. Ya3ni… Enfin, la moitié de l’année (ne le dites pas au gouvernement). Mais j’habite à Jérusalem, j’ai grandi là-bas. Si on prend seulement en compte la distance, ma maison n’est qu’à une heure de Gaza. Mais à cause du blocus, Gaza est comme une planète lointaine, étrangère même pour ses voisin·es palestinien·nes. L’isolation délibérée et systématique de la Bande produit une compréhension périodiquement affadie de sa réalité, tout spécialement dans l’industrie des médias. La déshumanisation des Palestinien·nes est la norme dans cette industrie. Notre peine est dérisoire, notre rage est déplacée. Notre mort est si ordinaire que les journalistes en parlent comme s’il s’agissait de la météo. Ciel nuageux, légères averses et 3000 Palestinien·nes mort·es ces dix derniers jours. Et tout comme pour la météo, seul Dieu est responsable. Pas les colons armé·es, pas les frappes de drônes ciblées.

On dirait que les producteur·ices télé nous invitent, non pas pour nous écouter parler de nos expériences, nos analyses ou des éléments de contexte que nous pourrions fournir, mais pour nous interroger. Iels évaluent nos réponses à l’aune des biais de leurs spectateur·ices. Des biais complaisamment alimentés par des années d’islamophobie et de rhétorique anti-palestinienne. Les bombes qui pleuvent sur la Bande de Gaza assiégée deviennent accessoires, pour ne pas dire complètement hors sujet, à nos procès télévisés.

Il y a un prisonnier politique égyptien qui s’appelle Alaa Abd el-Fattah [applaudissements du public]. Vous savez, mon amie Amani et moi on se disputait souvent à propos d’une chose qu’il a écrite dans son livre. Il dit : « Si j’étais libre à Gaza au lieu d’être emprisonné au Caire, je lirais des livres, je marcherais sur la plage, je travaillerais et je gagnerais ma vie. » Je me moquais toujours de ce passage parce que selon moi on ne peut pas idéaliser un siège, vous voyez. Sans aucun doute son sentiment l’honore, il est même beau. Il dit : « Gaza est assiégée mais elle n’a pas été capturée et la différence est énorme. » Pourtant, je voudrais avancer ces mots : peut-on traiter à la légère un ciel obstrué par du fil barbelé ? N’est-ce pas là de la captivité ?

Vous savez, j’ai souvent entendu dire – et je l’ai dit moi-même – que les personnes assiégées ou incarcérées peuvent être émancipées en esprit. Pour s’échapper de prison en creusant un tunnel, il faut d’abord l’imaginer, avant même de gratter le sol. Alors peut-être que la Palestine a appris à Alaa ce qu’elle a appris à beaucoup d’entre nous : ici, la signification symbolique des barrières militaires ne dépasse pas la réalité matérielle de leur ciment. Mais ce qu’Alaa révère chez les Palestinien·nes de Gaza, c’est justement ce qu’il a en commun avec elleux : le rejet des réalités imposées, le refus de mourir dans l’attente.

Pour finir, je voudrais parler de quelqu’un, un cher ami à moi, en réalité une figure d’autorité, qui a aussi refusé de mourir dans l’attente. Beaucoup de gens ont parlé de lui aujourd’hui : Refaat Alareer [applaudissements du public]. Aux dernières nouvelles, Refaat était toujours sous les décombres. Vous savez, une telle phrase n’est pas censée être littérale, mais il n’y a ni métaphore ni hyperbole ici. Il n’y a pas de poésie dans cette phrase. Refaat est toujours sous les décombres et il n’est pas le seul à étouffer. Des milliers à Gaza restent enseveli·es sous les décombres, mais les avions continuent de voler, les gens continuent de voyager, et, le pire, c’est que les oiseaux continuent de migrer – j’ai vérifié ce matin. On me dit que c’est un blasphème de demander pourquoi Dieu ne s’est pas encore manifesté, mais c’est difficile de garder foi en ce qui n’a pas préservé mon peuple. Refaat est toujours sous les décombres et je ne crois pas que je comprenne le poids, le poids d’une telle phrase. On dit que le deuil a sept étapes, et jusqu’à maintenant, toutes ces étapes ont été de l’incrédulité. Si je me tenais ici et que je vous lisais un avis de décès, si je vous disais que Refaat Alareer était un poète né en 1979 du quartier de ​ Shuja’iyyaa à Gaza, qui avait obtenu sa licence d’Anglais à l’Université Islamique de Gaza – qui, soit dit en passant, a été totalement détruite par les bombardements israéliens –, et qui avait obtenu son master à UCL ici à Londres – qui, soit dit en passant, a refusé de commenter son assassinat… [applaudissements et huées du public] et il a aussi – on dirait que vous êtes en train de me huer moi – [il lâche un petit rire, rires du public]. Non, vous avez raison de huer. Il a aussi obtenu son doctorat et a cofondé We Are Not Numbers et a coédité Gaza Writes Back, etc etc etc. Il était l’un des rares à nous envoyer des fragments de nouvelles et d’analyses malgré le silence médiatique, etc etc etc. Si je me tenais ici et que je lisais un éloge funèbre, si je décorais cet avis de décès de mots aimables, le genre d’adjectifs brillants que l’on n’offre à nos ami·es qu’après leur mort, je ne nous rendrais pas service. Après tout, c’était un homme qui adorait jurer et plaisanter. Même quand les bombes tombaient, il nous faisait rire et, permettez-moi, surtout quand les bombes tombaient, il nous faisait rire. Alors, je ne me laisserais pas aller à un bon goût dénué de sens parce qu’il nous faisait rire, aux éclats, alors que le monde nous ordonnait de rétrécir et de chuchoter. Quand les propagandistes israélien·ne·s ont affirmé de manière ridicule que les combattants palestiniens avaient cuit un bébé au four – ce que l’armée israélienne elle-même a d’ailleurs nié par la suite, vu que beaucoup d’entre vous aimez l’entendre de sa propre bouche  –, Refaat a blagué sur Twitter « avec ou sans levure ? » [rire]. Beaucoup de gens utilisent cette blague contre lui, comme une sorte d’incrimination, mais pour moi c’est si courageux et si drôle et si humain de pouvoir… [applaudissements du public]… de pouvoir blaguer face à tant d’imposture. Je veux dire, affirmer qu’un bébé a été cuit au four est tellement insidieux parce que cela évoque un vrai crime qui a eu lieu pendant le massacre de Deir Yassin [applaudissements du public]. C’était une redite des récits des témoins qui avaient vu des soldats sionistes jeter un père et son fils dans un four. Que faire de tant d’imposture ? Refaat en a fait une satire.

Je ne voudrais pas non plus esquisser ici le portrait d’une victime parfaite, parce que les victimes parfaites sont ennuyeuses et inconcevables. Refaat était si courageux, drôle, intéressant, humain ; alors que lorsqu’on tente de donner à imaginer des victimes parfaites on amoindrit leur humanité pour tout le monde. Lorsqu’on s’emploie à dicter qui est et qui n’est pas digne de deuil, avec qui on peut et avec qui on ne peut pas faire son deuil, quand on insiste sur la mort de femmes et d’enfants comme si la mort des hommes qui nous sont proches n’était pas déchirante [cris et applaudissements du public] ; alors on amoindrit l’humanité de tout le monde.

Je voudrais terminer en invitant toutes les personnes dans cette salle à être un peu plus courageuses, un peu plus humaines, un peu plus imparfaites ; à tourner les choses en satire, en ridicule ou en plaisanterie car rien n’est plus précieux qu’un rire.

Nous ne pouvons pas laisser passer cette tempête. Nous ne pouvons pas être de simples spectateur·ices de ce génocide. Nous avons tous·tes un rôle actif à jouer. Juste là, là-bas, iels font l’objet d’un génocide mais ici, nous sommes en guerre, et chacun·e de nous a un rôle actif à jouer. Merci. [Cris et applaudissements du public]