Virginie Bobin et Victorine Grataloup, commissaires de Qalqalah قلقلة : plus d’une langue, m’ont demandé un texte qui aurait le souci de réparer cette première absence d’œuvre. Il devait s’agir d’un geste de compensation et de soin devant une forme d’incapacité, d’échec, de contretemps. La réparation s’est faite dans la vie : j’ai entamé un dialogue avec Sara, nous avons travaillé ensemble, nous nous sommes soutenues, nous avons même lutté ensemble à l’occasion d’une tribune. J’ai accouché, de l’eau s’est tarie sous les ponts, et il y a eu, à un moment, le texte ci-dessous, que je souhaitais aussi drôle que Sara, aussi vivant. Mais grave également, comme peut l’être son Atlas, comique et cruel comme la vie des hommes et des objets. Et c’est une petite pièce, une fiction, mais peuplée des souvenirs de Sara, et des miens, qui s’est finalement jouée autour d’Atlas (2) – Brun.

Quelques indications

Voici comment cette pièce doit être montée : au centre l’œuvre est disposée à même le sol, dans sa caisse de transport. Le public doit bien voir l’intérieur de la caisse, les sangles orange vif qui maintiennent les blocs de marbre. Au premier plan, dès l’entrée du public, il y a quelqu’un qui lit un livre de Jean Genet (peu importe lequel) et qui ne bougera pas, ne tournera pas les pages. Au fond, une guérite : quelque chose qui sépare, très simple, une vitre en Plexiglas et un panneau de contreplaqué peut-être. À l’opposé du lecteur ou de la lectrice, des toilettes.

Personnages

Le lecteur ou la lectrice
L’artiste (une femme)
L’archéologue (une femme ou un homme)
La commissaire
Sara
Le douanier
Un autre douanier
Eva-Awa
Les parents (deux grandes personnes)
La mécène
Le jury (un homme)




Premier tableau

L’archéologue est agenouillé·e et semble chercher quelque chose au sol. L’artiste est allongée sur une chaise longue. La commissaire est dans un coin, un calepin et un crayon à la main. L’artiste se lève brusquement au moment où la scène commence.

L’ARTISTE :
Je m’impatiente !

L’ARCHÉOLOGUE (semble marmonner quelque chose, puis lève les yeux au ciel) :
Vous ne pouvez pas vous rendre compte du travail que cela représente.

L’ARTISTE (sévère) :
Vous-même vous ne le pouvez pas en ce qui me concerne. Vous savez que cet Atlas n’est pas ma première tentative. Vous n’ignorez pas le temps passé avec ces artisans et ces artisanes du Sahara.

L’archéologue est soudain hilare.

L’ARTISTE :
Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle…

L’ARCHÉOLOGUE :
Je repensais simplement à ce jury…

L’ARTISTE :
On leur racontera tout à l’heure. Concentrez-vous.

LA COMMISSAIRE (elle prend des notes depuis le début) :
Vous me raconterez ?

(Iels se tournent tous deux vers elle et acquiescent.)

L’ARTISTE (toujours très sérieuse) :
Vous vous souvenez que ces artisans et artisanes portent le même nom de famille que moi ? Que c’est toute l’histoire de l’écriture que…

L’ARCHÉOLOGUE (il·elle l’interrompt) :
On sait. Mais ça ne m’avance pas beaucoup.

L’ARTISTE (soudain joyeuse) :
Ah je baisse les bras ! (À la commissaire.) Viens t’asseoir à côté de moi. (Elle s’allonge à nouveau sur la chaise longue.)

LA COMMISSAIRE (elle obéit, s’assied au bout de la chaise longue, plutôt inconfortablement) :
Alors ?

L’ARTISTE (montrant l’Atlas, toujours joyeuse, lasse aussi) :
Je t’ai dit qu’on en faisait des toilettes ?

LA COMMISSAIRE :
Je ne comprends pas.

L’ARTISTE (elle montre successivement l’Atlas, puis les toilettes) :
Le marbre là, il sert aussi à faire des toilettes.

LA COMMISSAIRE :
Ça alors !

L’ARCHÉOLOGUE (il·elle se redresse, ajuste ses lunettes peut-être) :
Reste qu’il s’agit de strates très anciennes…

LA COMMISSAIRE (elle abandonne son calepin, souriante, s’approche de l’Atlas) :
Touche ! Chaque bloc est lisse, lisse ! Chaque bloc est peut-être comme une archive — c’est bien ça ! Idées d’archives ! Voies de disparition. Le marbre était rouge, noir ou brun. Qu’en reste-t-il ? Il n’y a plus de rouge, presque plus de brun, c’est ça qu’il cherche lui (Elle désigne l’archéologue.) Il reste un peu de noir. Ici. Nous sommes au Sahara.

L’ARCHÉOLOGUE (agacé·e) :
Je cherche seulement à savoir ce qu’il y a dedans.

LA COMMISSAIRE :
Des fossiles…

L’ARCHÉOLOGUE :
Tu n’en sais rien.

L’ARTISTE :
Et tu n’es pas au Sahara.

LA COMMISSAIRE (vexée) :
Certes.

L’artiste se prend la tête entre les mains. La commissaire s’assoupit, la tête entre ses bras croisés, sur Atlas (2) – Brun. L’archéologue se remet à chercher quelque chose au sol, toujours agenouillé·e.




Deuxième tableau

Sara est assise au sol, dans l’obscurité, pas très loin de l’Atlas.

SARA (chuchotant) :
C’était la toute première collaboration avec les artisans et les artisanes du Sahara. Les blocs de marbre étaient encore disposés au sol, précieusement répartis sur une matière délicate. Il reste un peu de cette substance noire… Mais ils ne sont pas venus.

Changement de décor complet : l’Atlas est poussé sur le côté. Le lecteur ou la lectrice remue légèrement, se dégourdit. La guérite est avancée, les toilettes restent sur le côté. Les deux douaniers sont en position derrière la guérite. L’un doit sembler être l’ombre de l’autre, son serviteur obséquieux. Il semble cependant gêner son collègue, entraver ses mouvements, peut-être malgré lui. Sara et l’artiste, qui l’a rejointe, forment un autre groupe, elles sont assises au sol près de l’Atlas, dos à dos.

SARA (elle parle encore à voix basse) :
Tout d’abord il y a eu Brun et Rouge. L’un et l’autre devaient venir en France ; en Espagne aussi. On leur avait fait tous les papiers nécessaires. Ils ont quitté le Sahara un matin. Pensaient-ils revenir un jour ? À Fès, déjà, il fut mis un terme au périple. (Elle se tourne vers Atlas (2) – Brun, songeuse. L’artiste, à ses côtés, soupire.)

L’ARTISTE (elle se racle la gorge, semble s’apprêter à prononcer un discours) :
Lorsqu’Atlas (2) – Brun arrivera finalement à destination, elle sera présentée dans sa caisse de transport. Ça nous a semblé un geste logique. La caisse pourra être posée directement au sol, ou bien accrochée au mur. Atlas (2) – Brun deviendra alors un tableau, un alphabet-paysage. (Elle lève le bras avec un peu d’emphase.)

SARA (elle semble ne plus rien voir autour d’elle) :
De Fès, il fallait aller en Europe. Brun et Rouge ont connu bien des difficultés. Se sont-ils ennuyés à la douane ? À quoi pensaient-ils ? Je voyageais alors.

LE DOUANIER (il sort soudain de derrière la guérite, s’adresse à Sara qui semble ne pas le voir) :
C’est le marbre qui pose problème.

SARA (elle l’ignore toujours, l’artiste, elle, jette des coups d’oeil au douanier, il s’est arrêté devant elles, les mains sur les hanches) :
Le Reina Sofia est un grand musée, le problème fut le même. Ils sont repartis au Maroc. Ces Atlas sont-ils des alphabets ? Et alors sont-ils des manuscrits ? Une bibliothèque ? Serait-elle si lourde qu’elle ne devrait pas circuler après tout. Tu n’imagines pas la BNF sur un tapis volant ? (Elle se tourne vers l’artiste.)

L’ARTISTE (l’air gêné) :
On aurait pu imaginer une exposition au sein même de la douane. À Marrakech. (Elle regarde le douanier.) Qu’en pensez vous ?

Le douanier lève à demi les bras, mains en avant, dans un signe d’impuissance. L’obscurité tombe doucement sur la scène.




Troisième tableau

Sara et Eva-Awa sont seules au centre du plateau. Atlas (2) – Brun a disparu. les toilettes aussi. Il reste la guérite mais sans les douaniers. Assis sur des valises, un peu à l’écart, les parents. Ils sont plus grands (en taille ou par un artifice) que Sara et Eva-Awa.

LE DOUANIER (il entre d’un pas vif et assuré sur le plateau, en gesticulant) :
Alors moi je suis un douanier éveillé et je comprends… (Il s’interrompt lorsqu’il aperçoit Sara et Eva-Awa. Elles sont assises par terre. Il s’arrête au-dessus d’elles.) C’est quoi ton métier ?

SARA (d’un ton neutre) :
Je suis designer de produit, décoratrice.

EVA-AWA :
Elle est designer de produit, décoratrice.

LE DOUANIER :
Nan nan nan, tu peux pas mentir. (Son collègue, qui est resté légèrement en retrait depuis le début de l’échange, pouffe dans sa manche.)

SARA (toujours sans émotion) :
Je suis designer de produit, décoratrice.

LE DOUANIER :
Toi tu fais des trucs avec des matériaux recyclés, tu les accroches, et les gens viennent les voir. Comment on écrit ça à la douane ? On va mettre artiste.

SARA (l’air satisfait) :
Il est malin. (Eva-Awa acquiesce.)

LE DOUANIER (à Eva-Awa) :
Et toi tu fais quoi ?

EVA-AWA (elle hausse les épaules) :
Je circule, je fais des aller-retour. Pas le choix. Pour mon avenir. Pour comprendre.

Le douanier semble satisfait de la réponse, il hausse vaguement les sourcils, repart derrière sa guérite ou il met des coups de tampons invisibles.

L’AUTRE DOUANIER (il s’approche à son tour de Sara et Eva-Awa, jette des regards inquiets à son collègue qui est toujours absorbé par sa besogne) :
Vous m’avez apporté un petit cadeau ?

Il n’obtient pas de réponse.

SARA (on l’entend prononcer ces mots comme si elle était au milieu d’une conversation dont on avait baissé le volume et qui est soudainement audible) :
… la frontière, la douane, le passage : stress pour les objets et pour les corps…

EVA-AWA (elle regarde l’autre douanier qui s’approche toujours) :
Attention…

Il a attrapé une mèche de cheveux de Sara.

LE DOUANIER :
Puisque tu as beaucoup de petits jouets, il va falloir m’en donner un.

SARA (elle soupire) :
Prends celui-ci.

L’AUTRE DOUANIER :
Merci.

EVA-AWA (soudain intéressée) :
C’est en plastique ou c’est un vrai ?

Sara ne réponds pas, elle soupire.

L’AUTRE DOUANIER :
Bas les pattes !

SARA (triste) :
Alors ce fut tout ton monde qui disparut dans les mains d’un vieux type. Avait-il des moustaches ?

EVA-AWA (solennelle) :
Ce pistolet qui faisait de la lumière et qui était pourtant, bien évidemment, un faux, réplique interstellaire de quelque chose qui n’existait même pas.

SARA et EVA-AWA (d’une même voix) :
Que pouvaient nos parents ?

Les parents, jusqu’alors immobiles, sont parcourus d’un tremblement.

SARA :
À chaque fois tu donnes un objet.

EVA-AWA :
Je n’avais pas le bon certificat de vaccination.

SARA :
Elle n’est jamais arrivée.

EVA-AWA :
La fièvre jaune. Elle m’a dit : « Tu n’as pas un petit cadeau pour moi ? »

L’AUTRE DOUANIER (à Eva-Awa) :
D’ailleurs toi qu’est-ce que tu fais avec ces deux là ? On peut voir les papiers ?

Les parents s’approchent. Ils marchent comme des zombies.

LES PARENTS :
Elle est à nous.

L’AUTRE DOUANIER (méfiant) :
Elle vous ressemble pas.

Les parents tâtent leur poches. Sortent des documents imaginaires.

L’AUTRE DOUANIER :
C’est bon pour cette fois.

EVA-AWA (elle pousse un grand soupir de soulagement) :
Eh bien ! J’ai cru que j’allais y rester !

Sara rit. L’obscurité tombe sur le plateau.

SARA (elle chuchote à nouveau) :
Pour moi, ce n’était rien. Je voyageais. Il y en a eu d’autres, des occasions. Pour Noureddine, ce fut beaucoup plus dur. Il la guettait. Elle n’est jamais arrivée. L’ont-ils gardé comme ces colis qu’il te fallait réclamer à Dakar ? Tu as dit que c’était ta mère, qui t’envoyait un peu à manger. Il l’a ouvert, devant toi. Il te l’a donné finalement. Tout ça avait coûté très cher pour de la nourriture ridicule, d’un commerce biologique. Mais comme tu voulais la manger ! Il avait le crâne lisse et tu l’as convaincu, en parlant de ta mère. Pour Noureddine, ce fut lourd, pesant, gluant, que ces morceaux de marbre ne décollent pas. C’était le truc qui allait faire du bien. Pétition. Arrestation. Désignation. Résignation. Signature. Controverse et confinement. L’œuvre n’arrivait jamais. C’était le truc qui allait faire du bien parce qu’il se passait tout ça mais en même temps il se passait rien.




Quatrième tableau

Les douaniers et les parents ont disparu. Eva-Awa aussi. Sara et l’artiste sont assises de part et d’autres d’Atlas (2) – Brun qui est à nouveau disposé au centre du plateau. La commissaire est désormais assise à côté du lecteur ou de la lectrice, elle tient toujours son calepin et son crayon et cherche à lire par-dessus l’épaule du lecteur ou de la lectrice. Derrière la guérite il y a maintenant un fauteuil confortable, peut-être en velours. La mécène y est installée, elle sourit. Le jury porte un costume qui indique qu’il est plusieurs — peut-être porte-t-il des masques autour du cou, de petits visages sur sa veste. Il fait les cents pas derrière la guérite, l’air préoccupé et important.

LA MÉCÈNE (l’air ravi et battant des mains) :
On peut commencer ?

LE JURY :
Bientôt, presque.

SARA :
Quand vous voulez.

LE JURY (avec un grand geste du bras) :
Nous allons parler de ça.

SARA, L’ARTISTE, LA COMMISSAIRE (d’une même voix) :
Oui, on sait.

La mécène rit avec affectation.

LE JURY :
Nous allons… Nous allons peut-être… Nous allons peut-être vous donner un Prix. De l’argent !

SARA, L’ARTISTE, LA COMMISSAIRE (d’une même voix) :
Oui, on sait.

LA MÉCÈNE :
Comme c’est intéressant.

LE JURY :
Nous allons… Nous allons débattre des qualités de votre travail !

(Silence gêné sur le plateau, mais tou·te·s tournent la tête vers le jury.)

LE JURY :
Nous avons une question.

L’ARTISTE :
Allez-y.

LE JURY :
Pourquoi est-ce que vous ne me regardez pas ?

L’ARTISTE :
Si, si, elle vous regarde. (Sara détourne effectivement la tête.)
Bon, allez-y.

LE JURY :
Attendez une minute. (Il disparaît puis revient avec le douanier, main levée, prêt à mettre un coup de tampon.) Pouvez-vous nous promettre que vos artisans existent ? Pouvez-vous nous dire où ils sont ?

(S’ensuit un long silence.)

LE JURY :
Allons, juste nous dire où ils sont, Monsieur ici présent… (Il se tourne vers le douanier.)

(Sara et l’artiste entourent Atlas (2) – Brun qu’elles tentent de soulever.)

SARA et L’ARTISTE (d’une même voix) :
C’est franchement lourd. Mais il est temps de partir. Qu’as-tu à lui répondre ? Ça faisait rire notre ami·e l’archéologue et j’avais promis de le raconter à la commissaire…

(Le jury fait toujours les cent pas. Le douanier est comme pétrifié dans son geste de mettre un coup de tampon. La mécène semble désormais impatiente et agacée, prête à se lever de son fauteuil.)

SARA (elle crie, pousse un long râle) :
Ma pratique.
Pas un zoo.
Je suis designer de produit, décoratrice, artiste.

Elle semble retrouver ses esprits, se recoiffe, l’artiste rit aux éclats, les autres protagonistes paraissent interloqués, ils·elles cessent progressivement leurs mouvements pour se figer comme le douanier : la mécène s’est renfoncée dans son siège, le jury a cessé de faire les cent pas, la commissaire ne prend plus de notes. Le lecteur ou la lectrice referme, enfin, le livre. Sara et l’artiste, complices, rient encore doucement. Elles se lèvent et s’enfuient, sans réussir à emporter Atlas (2) – Brun. L’obscurité tombe sur la scène.