Montasser Drissi est graphiste, auteur de l’identité visuelle de Qalqalah قلقلة dont il est membre du comité éditorial. La conception de cette plateforme, ainsi que de l’identité graphique de l’exposition Qalqalah قلقلة : plus d’une langue conçue en parallèle, découle directement de ses recherches menées à l’Atelier national de recherche typographique (ANRT, Nancy, promotion 2016).
Intitulée « À quoi doit ressembler un Alef ? »1, ce travail de recherche s’intéresse à la typographie arabe et à son histoire, à partir des années 1930. Il est d’abord pratique, car il s’agissait de créer un caractère arabe-latin, mais cela a été nourri par une recherche historique et théorique développée en amont et pendant les 18 mois de travail à l’Atelier.
Amené à manipuler les typographies arabe et latine, Montasser se rend compte progressivement du déséquilibre évident et contraignant entre ces deux systèmes d’écriture. Les caractères arabes sont plus rares et moins diversifiés que les caractères latins. Ils s’éloignent des formes et des normes habituelles de la calligraphie et l’écriture manuscrite arabe, souvent pour suivre une esthétique «latinisante». Cette direction s’explique entre autres par les différentes techniques de composition, d’impression, et d’affichage – de la machine à écrire aux formats de fontes les plus récents – avec lesquelles la typographie arabe a dû négocier et auxquelles elle a dû faire des concessions pour survivre. La volonté des typographes de moderniser la typographie arabe et de créer des duos de caractères arabes-latins homogènes a aussi exercé une influence sur les formes des lettres arabes qui dominent l’espace public aujourd’hui.
Cette harmonisation est souvent forcée et se fait donc à sens unique : l’alphabet arabe s’adapte au latin. La partie appliquée de ce projet a donc privilégié la création d’un duo de caractères arabe-latin issues de familles typographiques différentes, et dont le but n’est pas de faire correspondre les formes des deux alphabets, mais qui tâche de préserver la richesse de chacun d’eux et de chercher une harmonisation plutôt par la modulation de paramètres qui n’altèrent pas les formes essentielles et les proportions des deux alphabets – la graisse, le rythme ou le gris typographique.
Cette confrontation de vocabulaires de formes différents d’un système d’écriture à l’autre est une approche que Montasser continue d’explorer dans son travail au delà de cette recherche. Le dialogue entre les alphabets qu’elle engage résonne avec les questionnements que soulève Qalqalah قلقلة et ses différent·e·s partenaires. L’identité visuelle de la plateforme ainsi que le travail graphique sur l’exposition Qalqalah قلقلة : plus d’une langue ont été conçus dans ce sens. Les caractères utilisés pour le français et l’anglais d’un côté et l’arabe de l’autre, ne proviennent pas d’une même famille typographique et n’ont pas été conçus pour se ressembler ou donner une impression d’homogénéité. Ces caractères ont d’abord été choisis pour leur lisibilité, leur potentiel graphique, et leur pertinence, toujours en rapport aux histoires distinctes des deux systèmes d’écriture qu’ils matérialisent. L’association d’un caractère latin linéral moderniste, et d’un caractère arabe marqué par le style calligraphique dont il s’inspire, offre un contrepied aux approches typographiques universalistes qui tendent à formatter des systèmes d’écritures très différents au profit d’une homogéneité de formes.
La maquette du site web est retenue, elle se repose exlusivement sur les deux alphabets pour organiser des contenus souvent denses et ramifiés. La présence de trois langues sur un même espace rend la navigation plus complexe, ce qui a davantage motivé le choix d’une mise en page claire et lisible. La forme réduite de la signature, composée des lettres Q et ق, rappelle la différence fondamentale du fonctionnement des deux systèmes d’écriture. Contrairement à la lettre Q, la lettre ق n’a pas la même forme quand elle fait partie du mot et quand elle en est isolée, ce qui renvoie à une caractéristique fondamentale de l’alphabet arabe – ses lettres attachées – qui a représenté un défi lors du passage de la calligraphie aux techniques de composition typographique.