Séance du 8 novembre 2024 : introduction générale par les membres du séminaire.


Véronique Bontemps :

Aujourd’hui, 8 novembre 2024, nous sommes à plus d’un an de guerre génocidaire menée par l’armée israélienne contre le peuple palestinien, en particulier à Gaza mais pas uniquement. Cette guerre qui devient totale constitue un tournant massif dans la vie des Palestiniens et des Palestiniennes, des Israéliens, des Libanais, et toute l’histoire de ces espaces. Cette actualité toujours plus insupportable s’inscrit aussi dans un contexte global complexe historique, géographique et social marqué par des faits qui remontent à des décennies avant le 7 octobre 2023. Pour les comprendre, il faut situer historiquement et socialement ces événements dans le temps long, ce qui permettrait aussi — on l’espère — d’expliquer et de donner de la profondeur à la terminologie utilisée anciennement et plus récemment pour qualifier la question de Palestine : colonisation, apartheid, « conflit », génocide, etc.

Cette édition du séminaire Palestine porte cette année sur Gaza, pour des raisons à peu près évidentes. Les différentes séances doivent nous aider à aborder la manière dont les territoires et la société gazaouie, très largement méconnus (en raison notamment de la quasi-impossibilité d’accès au terrain depuis au moins 2007) invitent à une appréhension des sociétés palestiniennes au prisme des sciences sociales, à rebours des biais et des raccourcis médiatiques. De la sorte, nous partons de Gaza, comme miroir de la Palestine et du monde, pour aborder des thématiques qui ont à voir avec toute la Palestine et son contexte régional. Il s’agit à la fois d’éclairer l’actualité mais aussi de réfléchir et creuser des dynamiques qui se situent dans le temps long. Nous reviendrons sur le paradigme colonial qui est celui dans lequel s’inscrit notre séminaire, bien que celui-ci fasse débat — mais précisément il est important de préciser d’où nous parlons.

Il convient de rappeler que notre séminaire ne porte pas sur « le conflit israélo-palestinien » (on reviendra sur cette terminologie) mais à nos yeux, tout l’intérêt réside précisément dans le fait d’aborder les choses du point de vue des Palestiniens et des Palestiniennes et de restituer une histoire, une diversité sociale et de pratiques qui sont écrasées par le prisme malheureusement omniprésent des tragédies en cours.

La manière de nommer une identité collective est toujours le produit d’un rapport de force historique, de sorte que cette négation de l’existence (ou au contraire, dans une mesure différente, la revendication et l’instrumentalisation de la cause) devient partie prenante de l’expérience existentielle palestinienne.
L’analyste politique Yara Hawari1, écrit : « Confrontés à un processus constant d’effacement, les Palestiniens se trouvent dans une situation où leur passé et leur avenir sont niés. Ils sont enfermés dans un présent continuel dans lequel la puissance coloniale, Israël, détermine les frontières temporelles et spatiales. » Or le rôle des sciences sociales telles que nous les voyons est de nous appuyer sur nos propres expériences et celles de nos collègues — en partie, de nos collègues palestiniens et palestiniennes — qui viendront ici restituer leurs travaux, afin de restaurer de l’humanité et de la diversité aux voix étouffées par les massacres. Il s’agit aussi de donner de la visibilité à toute une production scientifique palestinienne trop souvent invisibisée.

Il faut préciser incidemment qu’en toute rigueur, il convient aussi de ne pas réifier « les Israéliens » ou « Israël » mais de distinguer entre les gouvernements successifs, les différentes couches sociales, les colons, etc. D’autres séminaires ou groupes de recherche s’attachent à décrire cette diversité israélienne et ce n’est pas directement notre propos ici.

Marion Slitine :

Aujourd’hui, Gaza vit une « situation hors norme » à plusieurs niveaux.
Dans Le livre noir de Gaza, coordonné par Agnès Levallois qui vient de paraître à La Découverte, elle est décrite hors norme d’abord par le traumatisme sans précédent vécu par les sociétés israéliennes et palestiniennes ; mais aussi par le blocus total imposé par l’armée israélienne, privant la population gazaouie de tout moyen de survie et soustrayant Gaza à tout regard extérieur.
La situation est hors norme aussi par le non respect du droit international. Mais encore par l’enfermement de Gaza : pas de réfugiés de guerre, il est quasi impossible de sortir de Gaza. Avant sortir restait possible par l’Egypte, en payant les autorités égyptiennes, mais depuis début mai 2024 et le siège de Rafah par l’armée israélienne, plus aucune sortie n’est possible.
Hors norme par la nature extrême et total du blocus : les habitants de Gaza sont privés de biens essentiels tels que la nourriture, l’eau, le carburant et l’électricité, ainsi que de soins de santé, en raison du siège de tout Gaza, et particulièrement du nord du territoire.
La situation à Gaza est hors norme en raison du ciblage par l’armée israélienne du personnel humanitaire et des infrastructures médicales. Par exemple, en avril 2024, 10 hôpitaux sur 36 fonctionnaient, aujourd’hui la situation est encore pire. Le système de santé est ravagé. Les maladies transmissibles, notamment les maladies cutanées, se propagent. Les bombardements provoquent des blessures traumatiques et des brûlures. Les gens n’ont pas un accès adéquat à l’eau, à la nourriture et aux services de base, notamment aux services médicaux et d’assainissement. Dans ces conditions, on observe par exemple que le poliovirus a refait surface à Gaza après 25 ans, en juillet 2024. La malnutrition s’étend, les maladies transmissibles se propagent, l’eau potable est rare, ce qui aggrave les conditions de vie des populations.
Et, évidemment, la situation est hors norme par le nombre de morts, tristement record, majoritairement des civils. À l’heure où l’on parle, la guerre coloniale contre Gaza a tué depuis octobre 2023 — selon les chiffres de l’Unicef — plus de 43.000 personnes, dont 60% de femmes et d’enfants (14.100 enfants, toujours selon les chiffres de l’Unicef : un enfant est tué ou blessé toutes les dix minutes). Selon l’Agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens (UNRWA), « la guerre à Gaza a tué plus d’enfants en quatre mois qu’en quatre ans de conflits à travers le monde. » Sans parler des blessés qui sont aujourd’hui plus de 100.000 (dont 35.000 enfants, sans compter les plus de 10.000 personnes portées disparues sous les décombres, d’après OCHA (United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs).

Sans parler du déplacement forcé de près de deux millions d’habitants, déplacés à plusieurs reprises à la recherche d’un refuge. L’ONU a estimé qu’au moins 9 personnes sur 10 ont été déplacées au moins une fois à Gaza, depuis le 7 octobre 2023. Dans le contexte actuel de bombardements continus de l’armée israélienne, les civils n’ont plus aucun endroit où se réfugier. Ce qui rend unique ce contexte humanitaire, c’est l’impossibilité pour la population de se mettre à l’abri, de fuir les bombardements de l’armée israélienne et les combats. Il n’existe pas de « safe space » aujourd’hui pour la population gazaouie dont 90% a été déplacée une ou plusieurs fois depuis le début de la guerre. Fin août 2024, la « zone humanitaire » décrétée par Israël, dont le périmètre a changé plusieurs fois au cours des derniers mois en raison de l’évolution des opérations militaires d’Israël, ne représentait plus que 42 kilomètres carrés, soit 11 % de la superficie totale de la bande de Gaza, et l’armée israélienne a pourtant bombardé et frappé cette zone. Récemment, ce sont les villes de Beit Lahia, Beit Hanoun et Jabalia, au Nord de l’enclave, qui ont été désignées comme zone de combat actives, menaçant ainsi les vies de 400.000 personnes.

Sous nos yeux se déroule — Sadia y reviendra — une deuxième Nakba (« catastrophe » en arabe, en référence à l’exil forcé de 750000 Palestiniens en 1948). La Nakba d’aujourd’hui est plus violente, plus
massive, plus fatale pour le destin palestinien. C’est la notion de mustamirra, اﻟﻨﮑﺒﺔ اﻟﻤﺴﺘﻤﺮة, de Nakba continue.
Au-delà des pertes humaines sans précédent, les Nations Unies évaluent à deux tiers les bâtiments détruits. À partir d’images satellitaires, l’Unesco a recensé la destruction d’une centaine de sites patrimoniaux, historiques, archéologiques et culturels qui, comme les écoles et les hôpitaux, sont ciblés par Israël en mobilisant l’argument de terrorisme pour justifier les attaques contre ces sites, présentés comme des bases arrière du Hamas. Selon Euromed Human Rights Monitor, l’armée israélienne a largué plus d’explosifs que n’en contenaient les bombes atomiques qui ont détruit Hiroshima et Nagasaki pendant la Deuxième Guerre Mondiale.
Autrement dit, le niveau de destruction à Gaza « défie l’imagination » — je reprends les termes du coordonnateur spécial des Nations Unies pour le processus de paix au Moyen-Orient, Tor Wennesland. Une grande partie des zones habitées, notamment dans le Nord et le centre de la bande, a pratiquement été effacée de la carte. Cette situation est donc inédite, hors norme par l’extrême violence déployée, renforcée depuis octobre 2023 qui a fait ressurgir la question palestinienne sur le devant de la scène mondiale, mais cette situation s’inscrit dans une histoire coloniale plus longue et doit être recontextualisée pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui.

Je me permets un retour rapide sur le contexte sociopolitique de Gaza, qui ne peut être deconnecté de l’histoire de la création de l’Etat d’Israel en 1948. Une histoire coloniale longue pour un territoire de guerres, avec pas moins de 15 guerres depuis la création de l’Etat d’Israël. Dégradation des conditions de vie des Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie, encerclés par le contrôle d’Israël avec l’accroissement continu du nombre de colons (de 116.300 en 1993 à 700.000 aujourd’hui), un système d’apartheid dans les territoires palestiniens occupés selon les ONG Amnesty (rapport « Israël : Les Palestiniens sont victimes d’un apartheid », 2 février 2022) et selon le rapporteur spécial des Nations Unis sur la situation des droits humains dans les territoires palestiniens occupés (en mars 2022). Même Ehoud Barak, ancien Premier Ministre israélien, déclarait en 2017 qu’« Israël se trouve sur la pente glissante qui mène à l’apartheid. »

Poursuivons avec une carte produite par OCHA. Gaza, c’est d’abord l’un des trois territoires palestiniens occupés, avec la Cisjordanie et Jérusalem-Est. Gaza est complètement coupée territorialement de ces deux territoires. C’est le seul territoire palestinien à avoir accès à la mer Méditerranée. Un tout petit territoire, qui s’étend sur une bande de terre de 41 km de long sur 10 km de large ce qui fait une superficie totale de 365 km2. Un espace petit quand on le rapporte à la population qui y vivait : 2,23 millions d’habitants (soit 6.000 habitants au km , l’une des densités les plus fortes au monde) dont 1,7 million de réfugiés (entre 70 et 80% de réfugiés).
Gaza est composée à la fois de la ville de Gaza City et de 8 camps de réfugiés, du Nord au Sud.
Gaza est frontalière, au Nord, avec Israël. Avant le 7 octobre 2023, il y avait deux points de passages : au Nord, Erez (fermé depuis le 7 octobre) où seulement les journalistes, les humanitaires, les diplomates, les commerçants — et, depuis août 2023, 18.000 ouvriers — pouvaient être autorisés à entrer en Israël. Au Sud, Gaza est frontalière avec l’Egypte, avec Rafah qui était le seul point de passage pour le reste des personnes vivant à Gaza mais qui n’était quasiment jamais ouvert. Par exemple, en 2017, il a été fermé 329 jours sur 365. Toujours au Sud, il y a Kerem Shalom ou Karam Abu Salam pour les Palestiniens, seul point de passage pour les marchandises et humanitaire. Le mur qui encercle Gaza a été construit en 2014 et terminé en 2021.

Si, depuis octobre 2023, il y a un blocus total et drastique, Gaza vivait donc déjà depuis la moitié des années 2000 sous blocus (punition collective illégale selon le droit humanitaire international).
Blocus terrestre, maritime, aérien ; israélien et égyptien — sous pression américaine et israélienne, l’Egypte limite les passages de personnes et de biens avec la bande de Gaza, particulièrement depuis 2013. Mais ce processus d’isolation de Gaza remonte en fait aux années 1990, qui marque le début du système de permis (« pass-system » israélien) et au- delà au début de l’occupation israélienne de 1967, depuis laquelle la population a été régulièrement empêchée de circuler.
C’est précisément en juin 1989, dans le contexte de la Première Intifada, que les permis de sortie ont été limités, Israël n’autorisant plus l’accès qu’à l’aide humanitaire et aux transactions commerciales. En janvier 1991, dans le contexte de la Guerre du Golfe, les autorités israéliennes ont suspendu les permis de sortie généralisés, qui seront révoqués après 2000 et la Seconde Intifada, ce qui signifie un bouclage total des territoires.
Le blocus rend évidemment impossible le développement d’une économie viable. La plupart des terres cultivables se trouvaient dans la zone tampon interdite d’accès aux Palestiniens et les zones de pêche sont limitées à des distances très en deça des normes internationales (6 miles soit 11 km à peu près avant la zone de pêche). Ces restrictions sont contraires aux accords d’Oslo, prévoyant pour les pêcheurs de la bande de Gaza un accès à environ 37 km au large des côtes. Blocus maritime donc.
Mais aussi blocus terrestre : sur terre, Israël a élargi la zone tampon avec la bande de Gaza qui était de 50 mètres selon les accords d’Oslo. Selon le « Palestinian Central Bureau of Statistics », la zone d’accès interdite s’étend sur 1500 mètres de profondeur tout le long de la limite entre la bande de Gaza et Israël, accaparant 24% du territoire de la bande de Gaza.
Blocus aérien : l’aéroport construit après les accords d’Oslo n’a jamais pu fonctionner ; il n’y a eu que quelques vols avant qu’il ne soit détruit par Israël fin 2001, dans le contexte de la deuxième Intifada. Par ailleurs, des drones israéliens survolent constamment Gaza. Quand on est à Gaza, cela constitue un fond sonore continu. Israël contrôle l’espace électromagnétique, entravant les communications cellulaires et le développement des activités de haute technologie. Aujourd’hui, les services de télécoms ont été détruits.

Donc une économie catastrophique, et ce disant je me place avant octobre 2023 : en 2022, le PIB de Gaza était à la traîne avec un taux de croissance de 3,4%. D’après l’ONG israélienne B’Tselem, durant premier trimestre de 2022, le taux de chômage avait atteint 47%. Chez les moins de 29 ans, ce taux était de 75%. Par ailleurs, environ 80% des habitants de Gaza dépendaient de l’aide humanitaire et environ 60% souffraient de l’insécurité alimentaire. En comparaison, en 2000, avant l’imposition du blocus, le taux de chômage à Gaza était de 18,9%.
On est dans une situation que l’économiste Sara Roy qualifie de dé-développement. Le « dé-développement » c’est ce qu’elle décrit comme étant la destruction délibérée et systématique d’une « économie indigène » par une puissance dominante dans un contexte de colonisation. Il est à distinguer du sous-développement, dans lequel les conditions de possibilité d’un développement économique, même subordonné, existent. Le dé-développement détruit, structurellement, les bases mêmes de tout développement économique possible.

Comme l’analyse l’historien Jean-Pierre Filiu — un des rares, avec Abaher El-Sakka, à écrire sur l’histoire de Gaza, champ de recherche sous exploré du fait de l’accès au terrain et du pillage ou de la destruction des archives — Gaza se trouve dans une « triple impasse ».
La première est israélienne, du fait de l’embargo militaire et économique qui, conjugué au blocage des frontières par l’Égypte, empêche à tout Gazaoui de sortir du territoire sans permis des autorités israéliennes ou égyptiennes. Cette première impasse rend la situation humanitaire extrêmement difficile : l’embargo maintient la population à un minimum de 2.279 calories par jour et depuis 2006, la Cour Suprême israélienne a approuvé la réduction de l’approvisionnement en électricité, qui est désormais calibrée pour assurer les besoins humanitaires de base. Ainsi, les Gazaouis vivent avec 4 à 6 heures d’électricité par jour en moyenne. On voit sur cette oeuvre de l’artiste Mohamed Abusal la représentation de l’obscurité à Gaza, dans une série dont le titre s’en réfère je crois au générateur. Sans parler de l’accès à l’eau : selon l’ONU, 10% seulement des habitants avaient un accès à l’eau entre six à huit heures par jour. 96% de l’eau à Gaza est contaminée et non-potable, augmentant fortement les risques de propagation de maladies. Les dommages causés à l’aquifère de Gaza sont irréversibles depuis 2020, notamment en raison du pompage excessif et de sa contamination par les eaux usées. Selon l’ONG israélienne B’Tselem, en 2020, en raison de l’obsolescence des infrastructures, 40% de l’eau acheminée était perdue.
La seconde impasse, « impasse palestinienne », est incarnée depuis les résultats des élections législatives de 2006 par la division entre le Fatah (contrôlant la Cisjordanie) et le Hamas (contrôlant Gaza) et se manifeste désormais par la « guerre civile bipolaire » entre les deux factions (Jean- François Legrain) : l’inqisam, la division.
Enfin, l’« impasse humanitaire » est liée aux acteurs internationaux et aux associations de solidarité qui n’abordent Gaza que sur « le registre de l’urgence et de l’assistance » et qui a été dans l’incapacité de freiner une baisse considérable du niveau de vie : en 2015, le seuil de pauvreté était de 70% (le salaire moyen à Gaza s’élevait à l’équivalent de 135 euros par mois en 2020) et le taux de chômage évalué à environ 50% allant en s’empirant chaque année.

Cette dégradation généralisée de la vie des Palestiniennes et Palestiniens va mener certains chercheurs à parler d’« urbicide », on y reviendra. Selon Eyal Weizman, de Forensic Architecture : l’urbicide correspond à la volonté de détruire gratuitement l’urbanité et à celle de miner la structure de tous les aspects de la vie quotidienne (cafés, bibliothèques, centres culturels), en ruinant pratiquement et symboliquement les aspects organisationnels et culturels de la ville. Dans ce contexte, les infrastructures de base (écoles, hôpitaux, mosquées, quartiers résidentiels, etc.) sont les cibles, dans le but ultime de gagner la guerre aussi rapidement que possible. La cible ici est bel et bien la vie quotidienne de la population gazaouie. Cette stratégie délibérée employée par Israël est là pour saper les moyens de subsistance, le développement et la culture du peuple palestinien.

Je vais revenir très rapidement sur des périodes-clefs pour comprendre Gaza. À la création d’Israël en 1948, Gaza est administrée par l’Égypte, jusqu’en 1967 mais garde un statut « autonome ».
Gaza est brièvement occupée par Israël en 1956-1957. Les Palestiniens résistent et les affrontements font un millier de morts. C’est dans la bande de Gaza que la résistance palestinienne armée après 1967 est la plus active, menée par le Fatah de Yasser Arafat.
Mais Gaza est conquise par les Israéliens pendant la guerre dite des « Six jours », en 1967. Des colons s’y installent à ce moment-là, dans les années 1970, et vont interdire l’accès à la mer à de nombreux Palestiniens et Palestiniennes.
L’opposition à l’occupation reste puissante, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) s’y renforce. Et c’est à Gaza qu’éclate en 1987 la première Intifada, soulèvement populaire non armé contre l’occupation militaire, qui part du camp de réfugiés de Jabalia avant de s’étendre sur tout le territoire palestinien. La « révolte des pierres » sera durement réprimée, comme en Cisjordanie. Événement capital, les Frères musulmans locaux fondent alors le Hamas, qui décide de s’impliquer dans la lutte nationale.

Après signature des Accords d’Oslo (en septembre 1993), ce qu’on a appelé les « négociations de paix », Arafat le leader palestinien légitime prend la tête de l’autorité chargé de gérer les territoires (Cisjordanie et Gaza). Il s’installe à Gaza en 1994 pour y établir le premier siège de l’Autorité palestinienne, qu’il déplacera ensuite à Ramallah. Au cours de cette période, Israël continu de jouer les islamistes contre les nationalises de l’OLP — considérés comme plus dangereux pour l’État hébreu —, car acceptant la négociation. Progressivement, s’accroit à ce moment-là la colonisation ce qui affaiblit l’Autorité Palestinienne qui est incapable d’empêcher les attentats-suicides du Hamas, opposé aux Accords d’Oslo. Assassinat en novembre 1995 de Yitzak Rabin, Premier Ministre israélien signataire de ces accords. Cet assassinat fait suite à l’appel du Likoud dirigé par Netanyahu, et marque la fin des accords d’Oslo.

Sous pression de la Seconde Intifada (septembre 2000 - février 2005), le gouvernement israélien, notamment Ariel Sharon qui est membre du Likoud, engage l’évacuation des 8.000 colons à Gaza en août 2005 dans le cadre d’un recentrement sur la colonisation de la Cisjordanie. Le désengagement s’est opéré de façon entièrement unilatérale sans négocier avec l’Autorité palestinienne ni s’inscrire dans un cadre global de négociation existant.
Certes, il n’y a plus à ce moment-là aucun soldat israélien à l’intérieur, mais Gaza reste, selon la définition des Nations unies, « un territoire occupé », car Israel garde le contrôle des frontières terrestre, maritimes et aériennes. C’est ce que les Palestiniens appellent une grande prison à ciel ouvert, dont les geôliers sont à l’extérieur.

En 2006, les élections législatives palestiniennes ont lieu à Gaza. L’Autorité palestinienne et les États occidentaux refusent de reconnaître le résultat de ce scrutin pourtant démocratique et le Hamas, après de violents affrontements avec le Fatah, installe son pouvoir dans la bande côtière en 2007. Les Israéliens vont jouer sur cette division entre la Cisjordanie et Gaza, instaurer un blocus total contre le territoire, tout en permettant à cette entité de survivre, notamment grâce au transfert de fonds réguliers du Qatar.
Depuis 2007, la bande de Gaza est sous le contrôle du Hamas et on constate un contexte de « guerre » quasi permanent : quatre offensives israéliennes depuis (successivement « Pluies d’été » en 2006, « Plomb durci » en 2008-2009, « Pilier de défense » en 2012, « Bordure protectrice » en 2014, soit une offensive tous les 2 à 3 ans en moyenne).
En 2018 et 2019, c’est la « Marche du retour » (Massirat al Awda). Des Gazaouis, femmes et hommes de tous âges, manifestent contre le mur israélien. Ce mouvement de protestation pacifique, non armée, composé surtout de jeunes qui se réunissent tous les vendredis le long de la frontière avec Israël depuis le 30 mars 2018, à l’occasion des 70 ans de la Nakba, réclame la liberté de circulation, la levée du blocus et le droit au retour. Cette marche du retour a été réprimé de manière disproportionnée comme le montre le lourd bilan humain. Aujourd’hui les chiffres de l’époque semblent dérisoires, mais selon l’ONU, 230 Palestiniens tués dont un quart de mineurs, 7.100 blessés par balles (souvent amputés) sur un total de 29.000 blessés. Un soldat et un civil ont été tués du côté israélien. La spécificité de cette répression réside dans les tests d’armement réalisés, et qui expliquent le grand nombre de blessés : l’armée israélienne utilise des balles explosives qui détruisent les tissus musculaires, les articulations et les nerfs. Ce qu’on voit notamment dans le film Voyage à Gaza qui sort ces jours-ci. En février 2019, une commission d’enquête des Nations unies a conclu que les violences commises par Israël lors des manifestations à la lisière de Gaza pouvaient « constituer des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité ».
Plus récemment encore, en mars 2019, mouvement de contestation populaire, réunit sous le slogan Bidna na’ich (« Nous voulons vivre ») : des milliers de personnes ont défilé pour protester contre la hausse des prix et la dégradation des conditions de vie. Grosse répression du Hamas qui a envoyé les forces de sécurité pour disperser les manifestants. Mai 2021 : La jeunesse palestinienne se révolte de Ramallah à Jaffa en passant par Gaza, Haifa et Lod en réponse à la répression des autorités israéliennes sur l’esplanade des Mosquées et aux menaces d’expulsion d’habitants de Jérusalem-Est (quartiers de Cheikh Jarrah et Silwan). Le Hamas riposte par plus de 4.000 tirs de roquettes sur Israël. Les bombardements de l’armée israélienne sur la bande de Gaza sont intenses : 58 établissements d’enseignement, neuf hôpitaux et 19 centres de soins de Gaza sont alors bombardés.

Gaza était donc déjà un territoire occupé, colonisé et sous blocus bien avant 2023 ; depuis 2007 sa population dépendait déjà de l’aide extérieure à hauteur de 80 % de ses besoins. Mais depuis le 23 octobre 2023, la bande de Gaza est soumise à un siège total et la guerre menée par Israël se traduit par une campagne ininterrompue de bombardements et de combats d’une intensité encore jamais vue sur une zone aussi densément peuplée et enclavée. Une grande partie des zones habitées, notamment dans le Nord et le centre de la bande, ont pratiquement été effacées de la carte.

Les conditions désastreuses à Gaza ne sont pas une conséquence d’une crise humanitaire abstraite mais bel et bien d’une politique de marginalisation volontaire pratiquée depuis des décennies pour isoler Gaza et rendre ses habitants « indésirables ». Elles sont le fruit d’une absence de solution politique apporté à la question israélo-palestinienne, du siège illégal et de la politique de punition collective menés par Israël depuis des décennies. Le psychologue gazaoui Said Shehadeh utilisait la métaphore de la « chambre de torture » pour décrire déjà l’opération israélienne de 2014 qui a planifié le traumatisme — physique et psychologique — à une échelle massive. Cette politique révèle un changement dans le paradigme colonial, qui passe d’un contrôle de la résistance à une volonté de la détruire psychologiquement via les bombardements indiscriminés en tout lieu, l’élimination de familles entières, rayées du registre civil, ou encore la politique de privation collective de sommeil (en bombardant notamment la nuit, par exemple). Autant de techniques qui font preuve pour la plainte pour plausible génocide.

Véronique Bontemps :

Je vais rapidement vous présenter le positionnement du paradigme colonial. L’idée du séminaire de cette année est de présenter l’expérience palestinienne d’un point de vue anthropologique, à travers ce paradigme colonial qui loin de nous enfermer dans un cadre de pensée rigide nous apparait au contraire heuristique pour aborder une multiplicité d’enjeux.

À suivre dans les séances de cette année :
— des regards culturels sur Gaza, avec les interventions de l’artiste Rehaf Albatniji, de Marion Slitine sur le culturicide, l’inventaire d’un patrimoine gazaoui bombardé avec Fabrice Virgili et Malika Rahal ;
— une perspective sur la gauche israélienne confrontée à l’ordre colonial par Thomas Vescovi et le nationalisme par Irina Ludet ;
— un regard sur les réactions en France et ailleurs, avec notamment l’intervention de Didier Fassin.

Donc, comment mobilisons-nous ce paradigme colonial ? C’est un paradigme qui, bien sûr, est loin d’être nouveau. En 1948, au moment de la Nakba et de la création de l’État d’Israel, le monde est encore largement colonisé, et une première génération de chercheuses et de chercheurs palestiniens après l’exil ont tenté de documenter les dépossessions et de témoigner de ce qu’ils vivaient, de la guerre, de l’exil et des camps ; et de qualifier le fait social israélien comme fait colonial face à la propagande nationaliste israélienne de l’époque.

Si je saute directement jusqu’aux accords d’Oslo dans les années 1990, cet espèce de compromis plus que boiteux qui limite la possibilité d’un État palestinien aux frontières des territoires occupés en 1967 : à ce moment-là est promue une sorte de lecture horizontale d’un conflit entre deux nationalismes, comme s’il y avait une symétrie, entre deux parties présentées comme égales, comme partenaires dans un processus de paix. Marion l’a rappelé, la deuxième Intifada a signé l’échec d’Oslo mais le paradigme a continué à perdurer assez longtemps dans l’opinion. Cependant, cet échec dudit processus de paix, étant donné le maintien évident des structures de l’occupation et de la domination coloniale israélienne, est documenté par des recherches de sciences sociales nombreuses dans la durée. Depuis la fin des années 1990 et le début des années 2000, le paradigme colonial a été de nouveau thématisé, de manière plus systématique en adéquation avec l’échec d’Oslo et la prise de conscience croissante du leurre de la solution dite « à deux États ».
Comme l’écrit Areej Sabbagh-Khoury, chercheuse palestinienne d’Israel, dans un article datant de 2021 : « Ces vingt dernières années, on a assisté à un regain d’intérêt pour la Palestine de la part de théoriciens de la colonisation de peuplement dont les travaux ont contribué à renouveler le domaine des luttes des peuples autochtones du monde entier. » Ces travaux reprennent en outre la question du colonial comme relation, ou comme relationnalité comme l’a appelée notre collègue Stéphanie Latte Abdallah, relationnalité ancrée dans un rapport d’asymétrie et de domination, comme une structure globale qui se retrouve également dans des situations qui ne sont pas agonistiques, qui ne sont pas purement d’affrontement ou d’antagonisme, ou de massacre comme on voit actuellement.

Le colonialisme de peuplement, en anglais settler coloniaslism, généralement traduit par colonialisme de peuplement mais peut-être le serait plus efficacement par colonialisme d’expropriation ou comme colonialisme d’expulsion, puisque sa principale caractéristique, qui distingue en théorie le settler colonialism du colonialisme classique ou du néocolonialisme, c’est le fait que les colons viennent s’installer de manière permanente sur une terre occupée, qu’ils y exercent une souveraineté étatique et un contrôle juridique, tout en ayant pour objectif ultime d’éliminer les populations autochtones. L’idée est que les autochtones deviennent des étrangers tandis que les colons sont présentés comme les indigènes, les natives. Selon un texte fondateur de Patrick Wolfe dans un article de 2006, « Settler colonialism and the elimination of the Natives », cette particularité est précisément que « l’invasion est une structure et non un événement. Le settler colonialism fonctionne grâce à l’élimination continue des populations autochtones. » Un autre article important sur la question est l’article de Lorenzo Veracini de 2013, « The other shift. Settler colonialism, Israel and the Occupation. » Veracini écrit : « Le succès final est atteint lorsque les colons sont indigenisés, et cessent donc d’être considérés comme des colons. »

Ces travaux, qui appliquent le paradigme du settler colonialism au cas palestinien, s’appuient tous sur des comparaisons avec d’autres situations coloniales plus globales, que ce soit en Australie, dans les Îles Fidji, aux États-Unis, en Nouvelle Zélande, etc. Comme l’écrit la chercheuse Rachel Busbridge en 2017 : « Le tournant settler colonial se caractérise par un certain nombre de traits distinctifs, notamment le fait qu’il met la relation entre Israël et les Palestiniens en comparaison directe avec les États colons blancs du Nouveau Monde. » Donc, le settler colonialism comme il peut être pensé aux États-Unis, en Australie, avec les populations autochtones. L’apport heuristique de ces approches, selon nous, nous amène à ce dont va nous parler Sadia Agsous Bienstein, c’est-à-dire de considérer la Nakba, 1948, non simplement comme l’événement fondateur — qu’elle est, bien sûr — mais comme un processus permanent à l’œuvre sous des modalités différentes dans tous les territoires de la Palestine : les territoires palestiniens occupés, Gaza inclus, la Palestine de 1948, les réfugiés, les Palestiniens de la diaspora — ce que donc les Palestiniens expriment à travers cette idée de Nakba continue, Nakba mustamirra.

Sadia Agsous Bienstein :

Parler de Nakba mustamirra c’est citer Elias Khoury, qui nous a quitté le 15 septembre de cette année, et lui rendre hommage ici. Khoury a certes joué un rôle important à travers ses articles et ses romans pour donner une voix à ce qu’Edward Saïd appelait la « question de la Palestine », mais il a en quelque sorte internationalisé le mot Nakba, catastrophe, et a développé le concept de Nakba mustamirra. Il s’agit de deux mots qui feront partie de la terminologie employée par certains de nos intervenants pour ce séminaire. Son ami et traducteur de l’hébreu Yehouda Shenhav-Shahrabani a écrit dans +972 Magazine, un journal d’intellectuels radicaux en Israël, que je vous encourage à lire : « L’année dernière, Khoury a publié un livre en arabe intitulé Al-Nakba al-mustamirra (2023). C’est une compilation de douze essais et articles, y compris le discours qu’il a prononcé pour les activistes palestiniens en 2013. Ce livre est un véritable tour de force qui mêle le discours politique sur la Nakba aux domaines de la littérature, de la culture et de la langue. Khoury intègre habilement la littérature dans le récit grammatical de la Nakba en la décrivant comme un présent continu plutôt qu’un passé parfait. La Nakba est en train de se produire, et non : la Nakba s’est produite. Malheureusement, il a fallu l’expérience génocidaire de Gaza pour comprendre. »

Si on prend les intellectuels palestiniens militants, comme Ghassan Kanafani, la littérature a eu une place importante pour parler de la Palestine. Parce que la littérature était le lieu où on pouvait parler de Palestine, parce que l’histoire, pendant des décennies, a marginalisé cette question. Dans un article de Khoury — je reviens à la question de la Nakba mustamirra — qu’il a publié en 2022 dans le Journal of Palestinian Studies, intitulé « La langue, la décadence morale et la Nakba continue », il écrit : « Je peux raconter des histoires à l’infini, puisque les histoires engendrent des histoires ; mais ici je ne raconte pas d’histoires qui se seraient terminées. L’histoire palestinienne se déroule ici et maintenant, aux portes de Gaza, » — c’est avant le 7 octobre — « dans les rues de Jérusalem, dans les villes et villages détruits ou bloqués par les colonies. Les histoires comme les significations sont éparpillées dans les rues, nous a dit il y a longtemps Al-Jahiz. Nous devons les ramasser, les collecter et les raconter si nous voulons construire des miroirs pour nos âmes. » Il fait référence à Al-Jahiz, poète de Bassorah au VIIIe siècle.

Elias Khoury était un écrivain libanais dont plusieurs des romans furent consacrés à la Palestine. J’aime échanger avec mes collègues palestiniens sur ce qu’est la littérature palestinienne. Est-ce la littérature écrite par les Palestiniens, ou sur la Palestine ? Khoury, on ne peut pas l’exclure de ce champ, il a largement contribué à cette littérature. Il était également journaliste, chercheur spécialiste de la guerre civile libanaise après avoir étudié l’histoire en France. Il avait rejoint le Fatah palestinien en Jordanie, puis au Liban. Il avait d’ailleurs été blessé, blessure visible au niveau de ses yeux et de sa démarche. Il était grand lecteur de littérature israélienne, qu’on retrouvera dans sa dernière trilogie consacrée dédiée aux Palestiniens de 48, c’est-à-dire les Palestiniens qui vivent en Israël.
C’est l’écrivain arabe le plus traduit en hébreu, par le traducteur juif arabe d’origine irakienne Yehouda Shenhav-Shahrabani, que j’ai cité plus tôt. Lors d’un entretien que j’ai mené avec Khoury en 2016 à Berlin, où il venait de faire une conférence, il m’avait expliqué que pour son roman La porte du soleil il avait passé des années à faire des entretiens avec des rescapés de la Nakba, dans les camps de réfugiés libanais. C’est comme ça qu’il a constitué la trame de son roman.
Aujourd’hui, le terme Nakba est un terme admis comme faisant référence à l’écrasement, à l’effacement de l’ancienne Palestine et de son peuple en 1948, et à la création de l’État d’Israël. Mais l’origine de ce terme, Nakba, mérite une recherche académique. Voici quelques éléments, je ne vais pas m’attarder.

C’est le diplomate syrien, historien et théoricien du nationalisme arabe Constantin Zureiq qui a fait le premier usage du terme « Nakba » dans son ouvrage publié en 1948, Le sens du désastre. Nous sommes à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, lorsqu’on découvre la Shoah, et Zureiq explique que la perte de la Palestine n’est pas un mal éphémère. Dans l’article de 2004, « La Nakba : actualité, interprétation. Une lecture du livre d’Edward Saïd sur La question de Palestine », Elias Khoury indique que pour répliquer à cette « catastrophe du destin », Zureiq propose de proclamer l’état d’urgence dans le monde arabe, à court terme. Et propose un changement radical à long terme. L’historienne Jihane Sfeir, professeure d’histoire du Moyen-Orient à l’Université libre de Bruxelles, explique que si le mot Nakba désigne aujourd’hui la catastrophe, la défaite, ce terme tel qu’utilisé par Zureiq pour aussi redéfinir le rôle des intellectuels dans la fondation d’une nouvelle conscience politique face à la trahison de certains états arabes.
L’idée centrale ici est que 1948 n’est pas juste l’affaire des Palestiniens mais du monde, notamment de ce qu’on appelle le monde arabe que je dirais plutôt l’espace arabe, mais aussi internationalement.
La question du génocide à Gaza a aujourd’hui même un impact sur les élections américaines : c’est une question internationale, qui ne concerne pas que les Palestiniens.

Néanmoins, le terme Nakba est resté pendant longtemps confiné au cercle des intellectuels arabes et n’était pas en usage ni chez les Palestiniens, ni chez les Israéliens, jusqu’aux années 1990. Par ailleurs, l’ouvrage de Zureiq n’a jamais été traduit en français ; il a bien été traduit en anglais dans les années 1960 mais il n’est plus édité, il faut aller en bibliothèque ou en ligne pour le lire.
Les Palestiniens ont historiquement employé plusieurs terminologies pour décrire cette catastrophe : ﺳﻨﺔ اﻻﺣﺘﻼل2 était un des termes utilisé en Galilée. اﻟﻬﺠﺮ ة3. اﻷﺣﺪاث4. اﻻﻏﺘﺼﺎب5. Le sociologue palestinien Abaher El-
Sakka fait usage du mot « Mousta’amara » ﻣﺴﺘﻌﻤﺮ ة6 pour parler de l’État d’Israël et des territoires palestiniens occupés plus tard après 1967. Je vous encourage aussi à aller lire les travaux du sociologue Sbeih Sbeih, qui explique très bien comment le pouvoir politique palestinien a historiquement parlé de colonisation et de colonie puis stratégiquement évacué ce lexique en vue de pouvoir négocier.
C’est en 1998, lors de la commémoration du 50e anniversaire de l’expulsion de 1948, qu’Arafat va parler pour la première fois de journée de la Nakba. Mahmoud Abbas va l’utiliser en 2012 devant l’Assemblée Générale des Nations Unies.
Côté gouvernement israélien, l’usage du mot Nakba devient de plus en plus important aussi, alors qu’Israël l’interdit — c’est intéressant de regarder les lois qui interdisent son usage, par exemple dans les manuels scolaires. Cela intervient sous un gouvernement de Netanyahou, ce qui n’est pas une surprise. Les manuels scolaires des écoles juives n’en faisaient pourtant pas usage, mais ce terme avait été brièvement introduit en 2007 dans un manuel pour écoles arabes, précisément destiné à des enfants de 8 ans. Après une campagne de plusieurs années, Israël finit par adopter en 2011 une loi connue sous le nom de loi sur la Nakba, qui autorise la retenue de fonds publics aux entités, groupes, associations qui commémorent le jour de la création d’Israël comme un jour de deuil, ou qui nient l’existence d’Israël en tant qu’État juif et démocratique.

Malgré cette interdiction, chaque année, le 15 mai, les Palestiniens en Israël, les Palestiniens dits de 1948, commémorent ce jour avec des rassemblements dans les villages qui ont été détruits. Cette commémoration a été particulièrement forte ces dernières années en Galilée, où vit une très grande communauté palestinienne. C’est une tradition, pour ces Palestiniens qui ne peuvent pas manifester ni en parler, d’organiser des pique-niques. On va sur les ruines du village, de la maison de famille, on y passe toute la journée, et c’est comme ça que la transmission de la mémoire de la Nakba se fait par exemple dans des familles palestiniennes de Galilée.

Pour terminer sur Gaza et les autres Palestiniens, tous les Palestiniens qui vivent sous contrôle israélien, vivent le cauchemar de cette Nakba. C’est-à-dire qu’il y a non seulement la destruction de Gaza, mais plus largement le projet de détruire cette vie palestinienne en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Il ne s’articule pas de la même façon qu’à Gaza, mais tous Palestiniens en Cisjordanie, en Israël et maintenant les Libanais font face à une force israélienne soutenue militairement par les Américains et les Allemands, notamment. Lorsque la cour internationale de justice a déclaré en juillet 2024 que les Palestiniens, je cite, ont le droit à l’autodétermination, que les colons israéliens dans les territoires occupés devaient être évacués, une nouvelle expédition a été organisée par des colons avec la protection de l’armée. C’est cette terreur colons-soldats qui règne en Cisjordanie, et qui rend la vie des Palestiniens de plus en plus impossible. J’y étais encore en juillet. La question du retour des Palestiniens, c’est celle de savoir quotidiennement comment protéger les enfants qui vont à l’école. Parce qu’il faut les protéger. Certaines écoles sont à côté d’une colonie donc il y a un checkpoint, donc il y a des militaires, des soldats, etc.

Un autre point important est la répression à l’encontre des Palestiniens en Israël. L’université et les réseaux sociaux ne sont plus des espaces sûrs, car les Israéliens civils sont de plus en plus armés. Rappelez-vous, plus de 200.000 civils ont été autorisés à porter des armes. À Jérusalem et Tel Aviv, c’est tout à fait normal de voir des civils avec des armes et ça fait très peur. Une cinquantaine de Palestiniens, étudiants de la Bezalel Academy of Art and Design à Jérusalem, à l’Université de Haïfa, du Western Galilee College, de l’Université de Tel Aviv et d’autres établissements universitaires ont été convoqués devant des comités disciplinaires sur la base de publications sur les réseaux sociaux, considérées comme soutenant le Hamas. Certains ont été suspendus.

L’interdiction de l’UNRWA, c’est très grave, je ne sais pas si on se rend bien compte mais c’est l’agence de l’ONU créée spécialement pour les Palestiniens. La Knesset a interdit, le mois dernier, à cette organisation d’opérer dans les zones sous contrôle israélien. C’est une étape grave dans cette politique d’effacement de la vie palestinienne, parce que cela veut dire instaurer la famine et interdire accès à l’éducation.

La répression concerne aussi les Israéliens de la gauche radicale, mobilisée contre les génocides ; une répression menée par la police et l’extrême-droite. Même si c’est un petit groupe, ces militants de la gauche radicale israélienne se retrouvent menacés.
Et enfin il ne faut pas oublier la répression dans le monde — un peu partout : en France, aux États-Unis, en Allemagne, en Angleterre — de toutes ces opérations menées par des étudiants et des jeunes, ce qu’on a appellé les « encampments7 ». Aujourd’hui, on constate d’ailleurs qu’une partie de la jeunesse américaine n’a pas voté lors des élections présidentielles du fait du rôle des démocrates dans le soutien au génocide à Gaza.

Je vais m’arrêter là. Et j’encourage, encore une fois, les étudiantes et les étudiants à revenir sur la question de la terminologie. C’est très important.

Véronique Bontemps :

On passe la parole à Baptiste [Sellier, chercheur auteur en 2024 de thèse de doctorat intitulée « Maintenir l’ordre colonial à Jaffa et à Jérusalem : la gestion contre-insurrectionnelle des Palestiniens dans l’urbanisme israélien. »].

Baptiste Sellier :

Merci beaucoup. Je vois l’heure tourner mais je voulais aborder la notion de génocide et ses mobilisations, puisque c’est une notion aujourd’hui fortement discutée mais qu’on maîtrise souvent mal. Et j’avoue moi-même que je ne la maîtrisais pas très bien. Je me suis donc mis à jour pour savoir de quoi ça relevait exactement. Mais nous n’avons plus beaucoup de temps et notre intervenant est là, je vais donc être extrêmement bref. Nous y reviendrons lors d’autres séances, parce que c’est une question qui va traverser toutes les séances de ce séminaire, comme la question du colonial, du settler colonialism ou de la Nakba mustamirra, avec lesquelles elle s’articule. Aujourd’hui, je voudrais juste revenir sur les apories des débats qu’il y a autour de la notion de génocide.

Il faudrait d’abord connaître la manière par laquelle cette notion de génocide a été formulée par celui qui l’a inventée, le juriste Raphael Lemkin ; connaître le contexte dans lequel elle a été pensée, dans quel objectif, et quelle a été ensuite la définition qui a été adoptée par la Convention internationale sur la répression du crime de génocide, qu’est-ce qu’elle qualifie. Une fois qu’on a connaissance de la définition juridique ainsi que de la définition sociologique, il faut regarder les usages qui sont faits de cette notion. On a tendance à confondre la notion de génocide avec la notion de massacre ou de meurtre de masse avec lequel elle est associée.
L’événement fondateur, l’événement qu’on associe le plus au génocide, c’est la Shoah. Puis, depuis les années 1990, le génocide des Tutsis dit génocide rwandais. Les usages qui ont été faits par les institutions internationales de la notion de génocide ont amené le sens commun à avoir une vision
réductrice de la qualification juridique d’une part, et d’autre part de la définition sociologique ; alors même que des études sur le génocide existent en nombre. Cela crée un hiatus assez important entre le sens commun et ce qui est produit sur le plan académique, notamment dans les études sur le colonialisme de peuplement qui s’articulent souvent à la question de penser des génocides.
Depuis une dizaine d’années, à la faveur du développement des études sur le colonialisme de peuplement, des « Genocide Studies », des études sur le concept de génocide, chercheurs et chercheuses se sont penchés aussi sur la question de la possibilité du génocide dans le cadre du colonialisme de peuplement israélien.

On pourrait parler, dans cette perspective-là, d’un génocide continu, c’est-à-dire penser le génocide non pas uniquement dans sa qualification d’événement devant une cour par rapport à un fait précis en train de se produire aujourd’hui — la demande déposée par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale — mais essayer de le penser comme un processus.
Donc penser les processus génocidaires, les dynamiques génocidaires, et les penser au-delà de la question unique du massacre de masse, un peu comme a voulu le montrer Marion [Slitine]. Ce qu’il est important de désigner, c’est l’entreprise de destruction d’un peuple dans ses multiples facettes, et c’était le sens qu’avait voulu donner Raphael Lemkin au terme de génocide. On pourra y revenir, mais c’était important de bien situer des notions souvent employées sans en maîtriser le contenu, dans un sens militant ou pour le contredire. Il est très important, je pense, d’avoir aujourd’hui une démarche de sciences sociales qui se penche sur la notion de génocide en lien avec le colonialisme de peuplement.