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Photographie issue de l’exposition Casamantes, regards croisés, © Casamantes
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Photographie issue de l’exposition Casamantes, regards croisés, © Casamantes

Le Carnet de recherche Casamantes n°1 est issu d’une conversation ayant eu lieu entre Karima El Kharraze, Hélène Harder et Victorine Grataloup [pour le comité éditorial de Qalqalah قلقلة] en avril 2020, ayant vocation à contextualiser les occurences suivantes.

Victorine
Karima, tu écris dans « Banlieues et dramaturgies décoloniales » (in Décolonisons les arts !, éd. L’Arche, 2018) : « Créant des spectacles et donnant des ateliers essentiellement dans des quartiers périphériques, habités majoritairement par des racisé·e·s, j’ai parfois la sensation d’être assignée à résidence. » Le projet Casamantes commence en 2014 comme un projet dit d’« éducation artistique et culturelle », avec tout ce que le terme porte justement d’assignation à être un à-côté du travail artistique, pensé pour celles et ceux que le Ministère de la culture qualifie de « publics éloignés de la culture ». Comment Casamantes s’est-il émancipé de ce cadre originel, pour devenir un projet ambitieux de collaboration sur le long terme ?

Karima
À l’origine, Casamantes a été pensé comme une correspondance littéraire et photographique entre adolescent·e·s du Val Fourré à Mantes-la-Jolie et de Hay Mohammadi à Casablanca, et il n’était pas prévu que les jeunes se rencontrent. Chacun·e devait écrire un texte à partir d’une photo envoyée par un·e jeune de l’autre quartier. Au-delà de leur poser des questions de cadrage ou de composition, nous souhaitions aborder avec elles et eux des dimensions éthiques – prendre conscience de la responsabilité qu’implique la création d’une image en demandant leur autorisation aux personnes photographiées, par exemple.

La restitution de cette première phase a eu lieu en 2014 à Casablanca, par une exposition à l’Institut Français. Je souhaitais initialement qu’elle puisse avoir lieu aux abattoirs [de Hay Mohammadi, devenus friche culturelle] mais les jeunes et l’équipe d’Initiative Urbaine, l’association de quartier avec laquelle nous avons mené le projet, ont tout de suite été très enthousiasmé·e·s à l’idée que l’exposition sorte du quartier, par la reconnaissance apportée. Ce qui a été une évidence à Casablanca ne l’a pas été à Mantes-la-Jolie : malgré notre demande d’exposer aussi à la Mairie, dans le centre-ville de Mantes, l’exposition de restitution n’a eu lieu que dans l’Espace Culturel Multimédia du Val Fourré, Le Chaplin. C’est pour moi symptomatique de la place donnée à ce type d’action culturelle considérée comme occupationnelle, et à laquelle aucune reconnaissance même symbolique n’est accordée.

Hélène
Cela interroge sur la place des artistes dans cette soi-disant bataille culturelle que mène l’État dans les quartiers. On voit très bien l’idée directrice selon laquelle il y aurait toujours quelque chose d’extérieur à apporter à ces espaces et à leurs habitant·e·s, la pensée inconsciente que ces quartiers sont sans culture. Nous, nous travaillons à réfléchir aux continuités coloniales et il est évident que ces dispositifs culturels reprennent des dispositifs coloniaux, qui ont aussi une fonction de surveillance.

Karima
Il y a toujours l’idée d’inculquer les « valeurs de la République » aussi, on le voit bien avec la Charte de la Laïcité [dont la signature est aujourd’hui nécessaire pour tout projet subventionné par la Région Île-de-France, ndlr]. Après chaque attentat, il y a de nouveaux financements pour les quartiers prioritaires : la pacification sociale passe par quelque chose de l’ordre d’une logique de séduction mais aussi de renseignement.

Hélène
Pour autant, en tant qu’artistes, nous essayons de faire avec les moyens qu’il est possible de mobiliser. Il est indispensable de savoir prendre des chemins de traverse.

Il était en tous les cas impossible de s’arrêter là, en 2014, après les deux expositions de restitution. On ne pouvait pas se dire « ça y est », il y avait un vrai désir des jeunes de continuer le projet. Il y a vraiment eu un grand investissement de leur part, et qui allait encore s’affirmer avec le temps.

Victorine
Pourriez-vous revenir sur la naissance de Casamantes, l’envie à l’origine du projet ?

Karima
L’idée est née davantage au Maroc qu’en France, à l’époque où j’écrivais Arable [pièce de Karima El Kharraze, éd. Les Cygnes, 2015]. Je m’intéressais à ma propre histoire, et voulais tirer des fils entre le Maroc et la France. J’étais alors en résidence au Collectif 12 [un lieu de création à Mantes-la-Jolie] et je cherchais un lieu équivalent au Maroc. C’est comme ça que je suis arrivée aux anciens abattoirs devenus friche culturelle à Hay Mohammadi. J’ai commencé à y travailler avec l’association Initiative Urbaine, avec le photographe Fayssal Zaoui qui vivait dans le centre de Casablanca mais venait de Hay Mohammadi.

Est née alors l’envie de faire faire des ateliers photo à des jeunes de Hay Mohammadi via Initiative Urbaine, et de Mantes via le Collectif 12 et le dispositif de la Réussite Éducative [soutien aux élèves en difficulté des quartiers Politique de la Ville] afin de travailler sur la représentation que nous avions de l’autre : l’autre banlieue, l’autre pays. Chacun·e prenait ses propres images mais devait aussi écrire sur les photographies prises par un·e jeune de l’autre ville : est-ce que ça ressemblait à leur quartier ou non ? Est-ce que c’était leur image de la France/du Maroc ? D’un quartier populaire ? Le groupe était très intéressé par la photo, mais on en a perdu pas mal lorsqu’il s’est agi d’écrire. Peut-être parce que l’écriture rappelle trop le contexte scolaire.

Contrairement à pas mal de jeunes du projet, j’avais moi la chance de ne pas avoir trop de fantasmes, de représentations toutes faites parce qu’une partie de la famille de mon père vivait à Casablanca, et j’ai pu fréquenter la ville pendant mon enfance. Mais à l’époque je ne savais pas que c’était une ville pensée dans un contexte colonial – je voyais bien que c’était une ville très différente d’Essaouira par exemple, mais je ne comprenais pas d’où venait cette sensation de familiarité.

Nous travaillions donc ensemble avec Fayssal, comme moi un jeune artiste issu de banlieue, et je voulais pour Casamantes qu’il puisse voyager en France de la même manière que je le pouvais au Maroc. Cela a été un principe dès l’origine : si un·e Marocain·e ne peut pas voyager, un·e Français·e ne voyagera pas non plus.

Hélène
Ce qui fait naître Casamantes, c’est le lien intime et personnel de Karima avec les deux espaces, et les résonances entre banlieues stigmatisées par nos imaginaires collectifs très violents. Quand, pour ma part, je vais à Casablanca pour la première fois, je crois n’avoir aucun lien avec ces espaces, ayant grandi dans le centre de Paris. Et c’est en comprenant la ségrégation spatiale à Casablanca, héritée de l’époque coloniale, que je prends conscience que mon absence de lien avec les banlieues en France est le résultat d’une histoire dont je fais partie et que je ne peux ignorer. La périphérie nous révèle ce qu’est le centre car il n’y a pas de centre sans périphérie.

Victorine
Comment Casamantes évolue-t-il à partir de cette première phase de 2014 ? Il est alors une correspondance textuelle et photographique, et va devenir un projet transmedia.

Karima
Des questions sont nées de la forme qu’avait pris la restitution, celle de l’exposition. Nous avions invité tou·te·s les parent·e·s, et à Mantes par exemple aucun·e parent·e n’est venu·e. À Casablanca si, mais les familles n’ont fait qu’un tour rapide, elles n’avaient pas forcément de pratique de visite d’exposition dans le détail. Ça n’était pas forcément un espace évident pour partager des choses avec elles et eux. La réflexion autour de la forme à imaginer avec les jeunes a émergé à ce moment-là.

Ce qu’a produit l’exposition et qui guide encore Casamantes, par contre, c’est ce trouble entre les deux espaces, dans les photographies et dans les textes – même pour des gens qui vivaient au Val Fourré ou à Hay Mohammadi. Cela nous a mises sur la piste de l’espace de fiction qu’est Casamantes – ni Casablanca, ni Mantes-la-Jolie, mais un peu des deux. Cela nous a aussi permis d’amorcer une réflexion qui déplaçait l’idée de travailler sur notre perception de l’espace de l’autre à celle de nos propres espaces.

Hélène
Cela a été une prise de conscience très progressive, que le sujet était au fond la mise en perspective du lieu où chacun·e des jeunes se trouvait. Ça n’était pas si clair au moment de l’exposition. L’idée du territoire commun commençait en effet à se dessiner du fait du trouble visuel dans l’expo : sans encore trop savoir comment, nous avions envie de creuser ces échos. L’idée du territoire commun immatériel, et donc plus facilement partageable entre la France et le Maroc qu’une exposition, est née de cette première étape.

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Photographie issue de l’exposition Casamantes, regards croisés, © Casamantes
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Photographie issue de l’exposition Casamantes, regards croisés, © Casamantes

Karima
Comme Hélène avait documenté toute la première phase du projet, de nombreux·euses adolescent·e·s du groupe avaient développé une vraie curiosité pour l’outil de la caméra, et l’envie de faire des ateliers vidéo avait émergé. C’est le deuxième temps de Casamantes : la vidéo et les voyages.

Hélène
Le premier voyage a eu lieu à l’été 2015, nous avons d’abord emmené le groupe de Mantes-la-Jolie à Casablanca. Le groupe est stable depuis, cinq adolescent·e·s marocain·e·s et quatre français·e·s. C’est là, avec les neuf jeunes réuni·e·s, qu’émerge en partie grâce à nos producteurs·trices Abel Aflam à Casablanca et Onda Verde à Paris l’idée de créer un webdocumentaire. On a travaillé à une écriture interactive qui se cristallisait autour de la question du territoire commun virtuel. À cette occasion, les jeunes ont suivi des ateliers avec la conceptrice interactive Annabelle Roux. Nous avons fait le voyage inverse dans la foulée, avec les jeunes de Hay Mohammadi à Mantes-la-Jolie.

Karima
La question que nous nous posions était : comment donner accès à la banlieue aux gens qui ne la connaissent pas, comment les y amener ? Tout est fait pour qu’on ne les traverse pas ces espaces-là. C’est l’une des raisons pour lesquelles on en est venu·e·s à l’immersion : il fallait que les gens aient accès à ces jeunes avec lesquel·le·s nous travaillions, à leur imaginaire, qu’ils n’aient pas peur, qu’on ne soit pas dans du tourisme de banlieue. Il fallait envisager quelque chose d’autre qu’un rapport réaliste.

Hélène
En 2017 nous avons décidé de passer de la forme du webdocumentaire à la réalité virtuelle. Pour cela, nous avons emmené tou·te·s les jeunes faire des ateliers aux Rencontres de la Photographie d’Arles qui inclut maintenant le VR Arles Festival, c’était très intéressant car tout le monde se retrouvait là en territoire inconnu, Marocain·e·s comme Français·e·s, nous comprises. Il y a bien sûr quelque chose d’excitant dans l’apparition de ce médium qui semble si bien rencontrer notre intention/intuition d’un territoire commun virtuel pour donner forme à Casamantes.

Karima
À cette occasion, nous sommes allé·e·s tou·te·s ensemble dans le quartier de la Busserine à Marseille. C’était très intéressant, car ce projet qui questionne la ségrégation socio-spatiale que nous menons entre Casablanca et Mantes-la-Jolie, il pourrait avoir lieu à partir de tant d’autres banlieues : Bab el Oued à Alger, et les Quartiers Nord de Marseille par exemple. Les jeunes du Val Fourré ont été particulièrement frappé·e·s par les points communs avec la Busserine, et des propos tenu·e·s en attendant le bus par des passant·e·s qui nous ont fortement déconseillé de mettre les pieds dans ce quartier. Est ainsi apparue via l’expérience de Marseille, pour tout le groupe, une réflexion sur l’urbanisme, les dynamiques centre/périphérie, les frontières symboliques qui existent. Qu’avaient de commun les espaces traversés, qu’avait-on pensé à y mettre (une mosquée, un commissariat) et qu’est-ce qu’on n’y avait pas mis ? Comment les gens peuvent-ils y consommer ? Où est l’école, et à quel(s) type(s) de formation(s) ouvre-t-elle ?

Hélène
Avec le webdoc, qui emballait vraiment les jeunes, nous n’avions pas réussi à dépasser un certain nombre d’impasses éditoriales : la question de l’immersion restait précaire, insatisfaisante ; de même pour la spatialisation, l’interactivité. Et puis nous avions des problèmes visuels et graphiques. Enfin la forme du webdoc qui s’est développée pendant un temps a progressivement disparu du paysage, de même que les financements liés à sa fabrication.

Comme la question de l’immersion était là depuis le début, le passage à la réalité virtuelle a finalement été assez facile, et là encore le groupe était enthousiaste. Nous avons eu l’impression que c’était finalement la technique qui répondait le mieux à nos intentions, de la façon la plus précise. Avec les jeunes de Mantes, nous sommes allés faire des ateliers au MK2 VR, et à Casablanca au Morocco Mall. La question était de savoir si la réalité virtuelle leur parlait, les tentait, si on pouvait continuer cette expérience créative ensemble.

Karima
Une des choses importantes était que la réalité virtuelle marchait aussi avec un smartphone, et la question de l’accessibilité est d’autant plus centrale pour nous que les jeunes avec lesquel·le·s on travaille ne sont pas tou·te·s équipé·e·s en ordinateurs. Cela pose toute une série de questions artistiques : comment fabriquer un objet qui soit beau, riche, mais aussi accessible sur un smartphone basique ? Comment pouvoir charger les contenus quand on n’a accès qu’à un débit faible et lent ?

Hélène
On travaille ces questions avec le game designer Vincent Lévy et le développeur Elie Mietkiewicz. La réalité virtuelle implique surtout l’immersion, et tu peux ajouter de l’interactivité ainsi qu’un aspect ludique. On avait donc l’impression qu’avec la réalité virtuelle nous allions enfin pouvoir remplir cette promesse : créer ce territoire de Casamantes, et y faire venir des gens, un public. La solution proposée par Vincent Lévy, notre game designer, était l’interactivité par le regard : c’est la direction vers laquelle regarde le·la spectateur·trice qui permet de déclencher des contenus et de faire avancer l’histoire.

Cela a fini de nous convaincre d’une chose : pour qu’il y ait réalité virtuelle, il faut d’abord qu’il y ait réalité tout court. Nous avons donc décidé de construire avec tout le groupe une maquette de Casamantes pour rejouer le geste de l’architecte et se l’approprier. Les jeunes ont eu la chance de faire des ateliers maquette avec l’architecte Hiroko Natakani, qui travaille pour l’agence Renzo Piano. Le groupe de Mantes a construit l’usine de sucre de Hay Mohammadi et le groupe de Casablanca, une des tours emblématiques du Val Fourré, la tour Jupiter. Cet espace de fiction reprendra les huit lieux communs du projet arrêtés en 2015 : l’usine, l’habitat (les tours, le bidonville qui se transforme), les lieux de vie (l’école, le stade de foot, la mosquée, le supermarché qui devient marché) et le commissariat. Ces lieux communs représentent l’arc narratif de l’ensemble du projet, et ce qui justifie cet échange entre Casablanca et Mantes-la-Jolie.

Victorine
Vous avez de nombreuses fois lors de nos conversations mentionné Architecture de la contre-révolution de Samia Henni (trad. de l’anglais par Marc Saint-Upéry, éd. B42, 2019), Colonial Modern (sous la direction de Tom Avermaete, Serhat Karakayali et Marion von Osten, éd. Black Dog Publishing, 2010), Casablanca – Mythes et figures d’une aventure urbaine (de Jean-Louis Cohen et Monique Eleb, éd. Hazan, 2004), enfin Léopold Lambert et sa revue The Funambulist. Casamantes se nourrit en effet de vos lectures théoriques, comment les partagez-vous (ou pas) avec les adolescent·e·s ?

Hélène
La question est au cœur de notre réflexion avec Karima. Comment partager une idée, un ressenti, l’expérience d’un espace ? Nous n’avons pas de réponse : on improvise, on cherche, on voit ce qui marche. Moi je me rends compte que partager avec elles et eux des contenus visuels (archives, films, interviews), c’est une bonne manière d’initier des réflexions. Récemment, j’ai aussi fait un montage son d’une conférence d’Olivier Le Cour Grandmaison [politologue spécialiste de l’histoire coloniale] et Christelle Taraud [historienne spécialiste de l’histoire des femmes, du genre et des sexualités en contexte colonial] sur l’islamophobie pour Fatimata, l’adolescente du groupe de Mantes-la-Jolie qui a choisi comme lieu commun de travail la mosquée.

Comment mettre à disposition ces informations pour eux·elles ? Cela nous demande du travail, bien sûr. On s’appuie beaucoup sur le travail mené par des associations de banlieues comme ACLEFEU, des médias comme le Bondy Blog ou certain·e·s professeur·e·s engagé·e·s comme Nathalie Coste, professeure d’Histoire à Mantes. Il faut garder une certaine souplesse sur ce qu’ils·elles ont envie de lire ou pas, mais ça n’est souvent pas si compliqué de partager des ressources puisqu’elles sont liées à ces lieux qu’ils·elles ont eux·elles-mêmes choisis.

Karima
Ce qu’on a beaucoup fait jusqu’ici, ça a été de leur faire rencontrer des gens directement. Par exemple, côté Casablanca, on leur a fait rencontrer Najib Taqi [historien spécialiste de l’histoire de Casablanca et de Hay Mohammadi]. On voudrait cette année leur faire rencontrer Samia Henni, trouver un moyen de mettre son travail en dialogue avec les jeunes. Comment on passe de ces apports théoriques au concret du dialogue avec eux·elles ? On aimerait aussi impliquer les jeunes dans une collaboration avec The Funambulist : à nous de trouver avec elles et eux comment le faire…

Hélène
Samia Henni met des mots nécessaires sur ce que nous essayons de faire du côté de Casablanca. Dans les deux cas il s’agit de mises en perspective historiques, documentaires. D’une généalogie des banlieues qu’il faut tracer une fois pour toutes : Casablanca - les grands ensembles, et comment ces deux espaces peuvent se créer l’un l’autre, se penser l’un l’autre.

L’important n’est pas tant de leur transmettre un contenu livresque mais de les faire réfléchir en partant de leurs expériences. La transmission de la question coloniale souffre encore d’un manque de ressources dans le contexte français et fait qu’il est difficile de trouver une manière accessible de raconter ça.

On s’est rendues compte qu’ils·elles faisaient mal le lien entre la colonisation française, les décolonisations et l’immigration, l’école ne transmet quasiment pas tout cela. Keltoum, une des jeunes de Mantes, nous posait récemment des questions sur le commissariat de Casablanca : elle avait oublié qu’il avait été construit sous le protectorat français, ce qu’on lui avait expliqué lors du voyage de 2015. Elle avait oublié, parce que les choses transmises ne sont pas immédiatement acquises, c’est ce temps long qui importe pour Casamantes.

Victorine
Et où en est Casamantes alors que débutent ces Carnets de recherche, quel est le schéma narratif auquel vous travaillez à partir des différentes étapes évoquées ?

Hélène
Ça n’est pas facile de répondre, car c’est la question à laquelle nous nous confrontons actuellement. Nous voulons toujours créer cet espace virtuel pour Casamantes, pour que ce quartier de fiction puisse se déplier autour de ses visiteurs·euses : pas d’un côté Casablanca et de l’autre Mantes, mais un seul et même quartier. Un quartier fictif, une fiction, mais qui permet de raconter un développement de la banlieue à partir de la création des usines. L’arc narratif, c’est l’évolution du quartier.

La réalité virtuelle se limitera à la découverte du quartier à travers des sensations : celle de la ségrégation spatiale, de l’enfermement. Cette exploration se fera grâce à la maquette fabriquée avec les jeunes et modélisée en 3D.

La réalité virtuelle sera donc la cerise sur le gâteau pour donner vie à ce territoire qu’on a imaginé ensemble, mais nous allons raconter l’ensemble du processus à travers un documentaire qui permettra de rencontrer Aya, Abdou, Keltoum, Douaa, Réda, Myriam, Oussama, Fatimata et Hakim dans les lieux qu’ils·elles ont choisi de nous raconter.

Karima
Pour nous c’est un enjeu énorme que d’arriver à restituer toutes ces étapes. Mais l’expérience en réalité virtuelle reste très importante pour l’immersion de nos futur·e·s visiteur·euse·s : plus tu regarderas, plus tu verras l’espace qui se met en place, depuis le paysage champêtre jusqu’à la prison à ciel ouvert. C’est avec les jeunes, avec leurs voix que tu pourras voyager dans cet espace. Politiquement c’est important de ne pas être dans un discours d’impasse – qui peut être celui de films comme La Haine, Les Misérables ou Divines ; là les jeunes te guident aussi pour faire en sorte de briser l’enfermement. Quand tu enlèves le casque, c’est à toi de jouer. Le fait qu’ils et elles se réapproprient le geste de l’architecte en le détournant, pour construire leur propre narration permet d’une certaine manière de ne pas se laisser enfermer…

« Mur », par Oussama Ait Alla

Transcription et traduction par Karima El Kharraze :
Il faut avoir un compagnon, un soutien pour comment dire… pour qu’il y ait de l’entraide, de la
motivation, tu comprends ?
Moi je n’ai pas de compagnon, j’ai le mur
Le mur je joue avec
Quand je tombe, je me relève
Quand je me blesse, je guéris
Je tombe, je retombe, je me blesse et je guéris
C’est pour ça que j’aime le sol aussi
Le sol m’apparait maintenant comme un lit
Si je me blesse, je ne lui en veux pas ni rien c’est normal
Je me relève ; le mur est mon frère maintenant
Le mur je joue avec
Il est comme mon père, comme ma mère
Partout où je vais, il est avec moi
Le mur quelque soit l’endroit où tu vas, tu le trouves
Mon frère
Mon chéri
Je lui raconte, je lui écris
Des graffitis je les écris dessus
Je peux tout écrire dessus
Quand tu marches, tu vois des drapeaux sur les murs
Le mur c’est ce qui nous donne un pouvoir ici